Le capitaine de vaisseau Vincent Liot de Nortbécourt a commandé la Fasm « Latouche-Tréville ». Il s’intéresse aussi depuis des années à la fonction de commandant, à ses tenants et aboutissants, rassemblant ainsi une importante documentation réunie dans un guide intitulé « Eléments de réflexion à propos du commandement ».
«Commander à la mer, c'est d'abord exercer une responsabilité. Écrire cela ne suffit pas. Un de mes anciens commandants avait coutume de dire : « On n'est responsable de rien, tant qu'on n'est pas responsable devant quelqu'un. » Le « quelqu'un » en question est en fait un pluriel.
D'un côté, les chefs qui fixent la mission : dans le cas d'un bâtiment de guerre, le Président de la République occupe le sommet de la hiérarchie. La chaîne de commandement, habituellement longue, qui relie le chef de l’État au commandement, peut être occasionnellement raccourcie à l’extrême dans l'action. Ce dernier est responsable de la réussite de la mission devant ceux qui l'ont fixée. De l'autre, les hommes et maintenant les femmes qui composent l'équipage : ils attendent eux aussi le succès. Non pas tant la réussite de la mission, dont certains se préoccupent peu, que le succès des multiples actions quotidiennes qui font leur vie à bord de la mer et dont la succession heureuse les ramènera au port et dans leur foyer sains et saufs avec la fierté de la maîtrise collective de leur métier. L'équipage attend que leur commandant dirige l'action de façon telle que la honte ou l'agacement de l'échec, du retard ou de la position ridicule leur soient épargnés. Un bateau échoué ou qui heurte un quai entraîne certes quelques millions d'euros de réparations, mais représente aussi souvent une confiance perdue par l'équipage dans son commandant.
Le commandant, c'est celui qui sait où l'on va. C'est celui qui vit à bord avec l'obsession de la mission. Celui qui doit sans cesse pouvoir répondre à la question « pour quoi ? ». On pourrait penser que cela va de soi et que, dans le monde militaire, il est facile de répondre à cette question et d'orienter son action en fonction d'un but connu et bien défini. Dans la réalité, les choses sont nettement plus compliquées, pour plusieurs raisons.
La première tient au milieu maritime qui, contrairement à une idée reçue (« la mer, c'est toujours la même chose »), réserve de nombreuses confrontations avec des situations imprévues. Qu’il s’agisse de surprises liées aux conditions météorologiques ; de surprises nées des rencontres avec les autres usagers de la mer qui viennent de tous les horizons nationaux et culturels, exerçant toutes sortes d'activités commerciales, industrielles, scientifiques, militaires, touristiques voire illégales ; ou de surprises enfin que leur propre navire sait ménager aux marins trop confiants.
Ainsi, part-on pour une activité de routine et revient-on en retard à cause du mauvais temps, ou avec des naufragés recueillis à bord ou encore avec une ligne d'arbres en avarie. A chaque fois, un commandant aura du évaluer s'il convenait de poursuivre vers le but initial ou de se reconfigurer.
La réussite de la mission dans l'action se construit d'abord dans le quotidien. La valeur fondamentale de la Marine, qui se vit le plus souvent dans la routine, reste l'esprit d'équipage. Il revient au commandant de s'efforcer de la consolider. Cette valeur, autour de laquelle va maintenant s'organiser notre réflexion, trouve son origine dans la promiscuité, dans le partage par tous du risque et des épreuves et dans le caractère tangible du fait que chacun a une place indispensable au bon fonctionnement du bord. Il n'y a pas besoin de longs discours sur l'organisation du travail pour qu'en effet, le barreur se rende compte qu'il a un rôle essentiel dans la bon en marche du bateau.
Consolider l'esprit d'équipage est aujourd'hui plus que jamais nécessaire pour au moins deux raisons. D'une part, il est devenu banal de rappeler que l'homme du début du XXIème siècle est naturellement plus individualiste que ses prédécesseurs.
L’exercice du commandement est plus du ressort de l’art que de la simple technique, c’est-à-dire qu’il y a entre autres des savoir-faire mais surtout beaucoup de savoir être. Pour autant, rien n’est complètement inné, même pour les individus les mieux doués.
Un bâtiment de guerre est organisé selon des règlements dûment affinés par une longue pratique, déjà formalisée par des ordonnances à l’époque de Colbert, qui constituent la trame d’une forte culture, avec ses valeurs partagées et ses traditions. Honneur et Patrie, Valeur et Discipline, sont inscrits en lettres de bronze sur nos bâtiments.
On ne part donc pas de rien. Le commandant prend la tête d’un dispositif normalement bien cadré et structuré, servi par un équipage de qualité. Au-delà de l’activité courante, traditionnellement gérée par le commandant en second, son devoir est de se préparer aux situations de crise et guerre, raison d’être du bâtiment qu’on lui a confié.
Le commandement d’un navire à la mer est une activité de tous les instants, plus personnalisée, plus intime sans doute que toute autre forme de direction ou de management. Certains utopistes ou révolutionnaires avaient rêvé de s’affranchir de cette personnalisation de la fonction de chef, en la remplaçant par une belle architecture de textes sages, justes et généreux. Mais un navire a besoin d’un pilote pour le diriger, comme un équipage a clairement besoin d’un commandant sans pour autant qu’il s’agisse d’esclavage.
Au commandant, il lui reviendra aussi de résoudre un certain nombre de contradictions apparentes. On ne peut pas être le modèle, celui que tous observent et imitent même dans une certaine mesure, sans être quelque part exemplaire, tout en restant profondément soi-même avec ses imperfections. On ne peut pas non plus espérer obtenir le meilleur sans exiger beaucoup, tout en respectant les personnes. Enfin, il faut savoir et vouloir innover, malgré les procédures et des règlements de plus en plus contraignants.
« Est nécessaire que les capitaines soient des gens de cœur », dit une ordonnance de Richelieu à usage des gens de mer. Face à l’événement, c’est à soi-même que recourt l’homme de caractère. Loin de s’abriter sous la hiérarchie, de se cacher derrière les textes, de se couvrir de comptes rendus, il s’engage à fond, impose à l’action sa marque, montre la passion de vouloir entreprendre et de décider, s’enrichit même de ses erreurs. On ne fait bien que ce que l’on fait avec passion.
Le commandant se révèle singulièrement lorsque le péril approche et que l’ordinaire s’effondre devant l’imprévisible. L’initiative, le goût du risque, le sang-froid, le courage moral, le caractère enfin, s’affirment alors comme recours nécessaire. Pour être capable sinon de deviner, au moins de ne pas se laisser démonter par cet imprévu pourtant inéluctable, il faut savoir quitter le quotidien, naviguer loin sur l’avant et ne jamais tenir l’acquis pour immuable.
Rien de neuf ne naîtra jamais si le chef n’ose abandonner ce qui s’est avéré valide jusqu’ici, et il lui faudra même beaucoup de pugnacité pour lutter tous les jours contre le conformisme, l’esprit de système et ces insidieuses routines, qui sont le terreau de la médiocrité et l’apanage de ceux qui seront toujours en retard d’une guerre.
Le commandant, cependant, ne se conçoit guère sans défaut. « Il n’y a que l’imperfection qui s’impatiente de ce qui est imparfai. », disait Fénelon. Quelque travers mineur manifesté à bon escient peut servir de lustre aux vraies qualités du chef.
Pour vaincre sûrement, il lui faut une certaine dose d’égoïsme, d’orgueil, de dureté, de ruse ; mais on lui passe tout cela s’il réalise de grandes choses. Qu’il se borne en revanche au quotidien, qu’il se complaise dans les détails, il n’est plus alors qu’un subalterne, et non le chef vers qui se tournent la foi et les rêves de son équipage. Les vrais réalistes ne son-ils pas aussi des rêveurs, c’est-à-dire ceux qui savent laisser libre champ à leur imagination, à leur réflexion ?
Face à ses décisions, le commandant sera seul : « toute grandeur appelle la solitude, c’est sa rançon » Il évitera cependant l’écueil de la tour d’ivoire et ménagera le temps du dialogue et de la concertation, avant de trancher. Il lui faudra aussi et toujours convaincre, avec ce puissant don de persuasion qui est aussi le propre des chefs, à la hauteur de leur propre volonté d’aboutir. Convaincre l’autre pour le faire adhérer et participer volontairement à l’action collective, en y apportant lui aussi toute sa foi et son énergie.
Une fois dans l’action, face à l’événement qui tend à le submerger, devant le doute voire la panique insidieuse que tous ont connue, le commandant ne retrouvera le salut que dans ses certitudes simples et claires acquises dans la réflexion et la méditation préalables, qui lui feront alors office d’instinct pour rester surtout ancré dans la réalité du moment, c’est-à-dire dans la décision et l’action concrète.
Faut-il pour autant prétendre que le commandement à la mer est un art tellement particulier qu’il ne ressemble en rien à d’autres fonctions de commandement, voire de direction ou de management hors de tout contexte militaire ? Naturellement non, le commandant, comme le patron d’une entreprise, sont des hommes et si les circonstances peuvent varier largement, l’homme reste le même.
Beaucoup d’éléments de comparaison pertinents existent, en matière d’organisation, de méthodes, de savoir-faire comme de savoir être. Les organismes civils emploient d’ailleurs souvent le vocabulaire militaire pour décrire et définir leurs méthodes de management. Dans le moment où les militaires supprimaient leurs différentes écoles de guerre pour fonder le collège interarmées de défense, on créait ailleurs une école de guerre économique. De leur côté, les organismes militaires utilisent aussi de plus en plus souvent les méthodes et techniques de management civiles, parfois elles-mêmes issues du milieu militaire.
Pour en citer deux exemples, l’esprit de la démarche qualité de type Iso 9000 était largement répandu dans la Marine, bien avant son développement au sein de toutes les entreprises dans les années 1990. De la même façon, la Marine dispose depuis presque 50 ans d’un organisme d’audit en organisation, précurseur à bien des égards.
Nos commandants sont donc formés aussi à ces méthodes modernes de direction, avec notamment le développement des différents outils et organes d’aide au management : contrôle de gestion, audits internes et externes, démarche qualité, stages d’entraînement, surveillance administrative, inspections. Nos méthodes de gestion de ressources humaines ne sont pas en retard et sont même parfois prises pour exemple dans des entreprises privées. Des cellules de management existent auprès des principales autorités.
L’intérêt de telles techniques est en générale avéré lorsqu’il s’agit de situations comparables dans une certaine mesure à ce qui se rencontre à l’extérieur des armées. Elles sont applicables ne particulier dans les services de soutien du matériel, de logistique, de commissariat, de gestion financière ou administrative, ou même dans les états-majors organiques non directement liés aux opérations : nous nous employons donc à les utiliser dans tout ce qu’elles ont de pertinent et d’efficient pour les missions qui nous sont confiées, même sur nos bâtiments hors contexte d’opérations réelles à la mer.
La comparaison atteint en effet ses limites dans les situations extrêmes, lorsque la vie des hommes ou la survie des bâtiments est en jeu. Un chef d’entreprise ou un directeur d’administration n’assume pas la responsabilité de la vie de son personnel et n’a pas non plus le pouvoir d’ordonner de tuer. Ses méthodes de management ne sont pas adaptées à ces exigences ultimes.
Le commandant d’un bâtiment de guerre doit surtout se préparer au combat pour – le cas échéant – l’accomplir. Chacun conviendra que les outils les plus efficients d’aide au management ou les experts les plus éclairés, ne prendront jamais de telles décisions ni ne conduiront des actions de guerre, à sa place »
Sources : © Marine nationale
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