Le capitaine de corvette Philipe Guéna est un fin manœuvrier. Point d’orgue de sa riche carrière nautique, il a commandé le Remorqueur de Haute Mer « Malabar », qu’il a mené sous des latitudes peu clémentes, proches du cercle polaire arctique, réputées pour la dangerosité de la navigation.
«J’ai toujours considéré l’accès au commandement d’un bâtiment comme l’aboutissement du métier de marin. J’ai mûri l’idée que je me faisais du commandement à la mer en observant mes commandants successifs avec à chaque fois des éléments de réflexion, des convictions qui se forgeaient et des pratiques à retenir ou, au contraire, à éviter.
Si des bâtiments de même type ont des caractéristiques identiques, leurs équipages sont différents et uniques, ils forment l’âme de nos unités. Un bâtiment ne se dirige pas seul… Le commandant se doit de fixer un cap à son équipage et de mettre tout en œuvre pour s’y tenir en suscitant, autant que possible, l’adhésion de « ses marins ».
Après un poste d’officier de manœuvre de la Jeanne d’Arc, je fus nommé au commandement du remorqueur de haute mer « Malabar », bâtiment dédié essentiellement à des missions de service public et armé d’une trentaine de marins.
Ce brise-glace n’est ni le plus récent, ni le plus racé des bâtiments de ce type mais il possède un charme suranné et une histoire riche qui l’a notamment mené au-delà de la latitude 84° Nord.
N’ayant pas eu l’opportunité de partir en mission depuis longtemps, l’équipage me fait rapidement part de l’envie forte d’élargir leur horizon.
Après avoir entendu si souvent l’expression « partir loin, longtemps, en équipage » à bord de la Jeanne d’Arc, mon souhait était bien de partager cela avec « mes marins » ; en effet, si cette formule peut représenter un acte fondateur pour de jeunes officiers-élèves, elle s’applique à tous les marins qui doivent conserver leur identité si particulière.
Le chemin fut long pour partir en mission mais, brique après brique, celle-ci s’est construite. Après quelques mois, nous avons ainsi appareillé pour une mission de surveillance des pêches dans le « grand Nord », ce départ donnant un sens aux nombreux efforts consentis par l’équipage en suivant le cap que j’avais fixé.
Cette mission nordique allait permettre à tout l’équipage de vivre des moments formidables et, pour moi, de connaître des moments intenses de commandement. Soucieux d’achever de fédérer l’équipage et de rendre ces marins fiers de leur unité, j’avais ainsi décidé, après avoir navigué au milieu d’icebergs, de partir à la rencontre de la glace.
Au fur et à mesure de notre progression, la machine annonçait des températures de l’eau de mer négatives et qui descendaient encore ; cette information étant parfaitement corroborée par la densité de glace qui augmentait autour de nous. L’officier chef du quart slalomait entre les blocs de glace, jusqu’au moment où, devant l’impossibilité de le faire, il se tournait vers moi me demandant avec un grand sourire « commandant, est ce que je peux casser ? ». Avec le même sourire et sans aucune hésitation malgré une légère appréhension, je répondais « oui, vous pouvez casser ».
Durant quelques heures, sous le regard émerveillé de tout l’équipage, nous avons poursuivi notre route dans la glace, les officiers chef du quart se relayant à la manœuvre pour vivre ces instants exceptionnels. Au fur et à mesure de notre progression, je conservais seul en tête la question de la sortie de ce champ de glace. J’y avais délibérément amené mes marins, il fallait aussi en sortir et la responsabilité du commandement prenait tout son sens. Sans me départir de mon sourire (le commandant peut être tendu mais n’a pas le droit de le montrer), j’ai pris la manœuvre prétextant souhaiter vivre également cette expérience. J’ai alors cherché la sortie du champ de glace que j’ai fini par trouver au bout d’environ deux heures de navigation. Une belle page se tournait sans heurt, mes marins étaient fiers de leur bâtiment, fiers de leur identité de marins et, j’en suis persuadé, avides de poursuivre cette vie si particulière qui est la notre. Conscients aussi qu’il convient de poursuivre un chemin, celui fixé par le commandant, conscients qu’il faut être commandé.
Après 18 années de navigation sur 10 bâtiments différents dont 4 années de commandement de la mer, ma définition du commandant est celle de « la personne vers laquelle tous les regards se tournent lorsque rien de va plus ». Là est tout la beauté et toute la difficulté de cet exercice ; à cet instant, il faut répondre présent...»
Sources : © Marine nationale
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