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LE POIDS DE L’HISTOIRE

Mise à jour  : 03/05/2013 - Direction : SIRPA Marine

Chercheur et enseignant au Service Historique de la Défense, Philippe Vial est un spécialiste de l’histoire navale et maritime.

«Le commandement des armes est une réalité incarnée. En premier lieu par celui qui l’exerce, comme par le groupe qui lui est confié. Ce déterminant n’est pourtant pas le seul. L’irréductible singularité humaine se déploie dans un milieu naturel donné. Ses caractéristiques déterminent les formes d’organisation militaire et conditionnent la manière dont est exercé le commandement. Seules les aides techniques limitent, jusqu'à un certain point, le poids des contraintes du milieu. Par nature, cette réalité a toujours été particulièrement prégnante dans la marine, mais a considérablement évolué depuis l’époque de Colbert.

Jusqu'à ce que la révolution industrielle rebatte les cartes, à partir de la fin du XIXesiècle, le cadre n’évolue guère. Le commandement dans la marine s’exerce dans une double dimension : à terre et sur mer, avec une indéniable primauté pour la dimension maritime. Cette primauté renvoie à l’essence même de ce qu’est le commandant d’un navire de guerre. Un homme qui maîtrise la navigation dans ses différentes déclinaisons, près des côtes comme en haute mer, par mer calme comme la tempête venue, en temps de paix comme au combat… Un marin qui est donc aussi, dans la spécificité de son milieu, un guerrier. Au XVIIe siècle, la Royale se constitue autour de ce référent. Très vite, le corps des « officiers d’épée » prime sur celui des « officiers de plume ». Et, au sein du premier, les « officiers de vaisseau » l’emportent sur les « officiers de port », qui assurent le pilotage et l'entretien des navires.

La pratique du commandement en est transformée car la contrainte du milieu, pour demeurer déterminante, s’exerce de manière différente de ce qui prévaut en surface. Lors d’une mission, le commandant d’une formation aéronavale n’a pas de prise immédiate sur ses subordonnés : chaque pilote est largement autonome à bord de son aéronef. Avec toutes les différences que dicte la nature humaine, il en résulte des rapports plus égalitaires entre le pacha de la flottille et ses hommes. Pas question pour celui-ci de pouvoir être physiquement à leurs côtés durant l’exécution de la mission, ni de pouvoir dépêcher un tiers.

De même, pour les appareils embarqués, il y a dissociation d’avec le reste de l’équipage le temps de la mission, ce qui constitue une rupture fondamentale avec l’unité d’action permanente et directe qui caractérise la vie d’un bâtiment en mer, les débarquements exceptés. Si cette unité est préservée à bord des submersibles, l’exiguïté, le confinement y sont des caractéristiques prégnantes, bien supérieure à celles que l’on rencontre sur la plupart des navires de surface. Elle induit là encore des rapports plus égalitaires entre le commandant et son équipage. Ainsi, la place manque pour que puisse s’exprimer dans l’espace la primauté du premier. Même sur les plus grands submersibles, les appartements du commandant restent sans commune mesure avec ce que l’on rencontre sur les bâtiments de surface dès qu’ils ont une certaine importance.

L’impact de cette double révolution que constitue l’apparition des sous-marins et de l’aéronavale s’accroît au fur et à mesure de leur développement. Alors que ces spécialités sont encore marginales en 1914, leur importance est consacrée par la Première Guerre mondiale. À la veille du conflit suivant, la flotte française de submersibles est l’une des premières au monde et plusieurs porte-avions sont en construction ou en projet. Pour autant, servir dans la « sous-marinade » ou l’aéronavale n’offre pas encore le prestige qui s’attache au service sur les belles unités de surface. La voie royale demeure celle que sanctionne l’obtention des brevets de canonnier et de directeur de tir. Mais après 1945, l’irrémédiable déclin des bâtiments de ligne achève le basculement. L’objectif est désormais celui d’une marine « à 50% aéronavale ». En attendant qu’à partir des années 1960, l’aventure de la FOSt place également la « sous-marinade » au centre du jeu.

Ce bouleversement est démultiplié par la révolution des moyens de transmission et de détection qui s’opère également à partir du début du XXe siècle. Jusque-là, le commandant perd le contact avec la terre une fois quittées les eaux littorales. Et seuls des signaux ténus le relient aux autres navires quand il navigue de conserve, avec tous les aléas que cela suppose. On se souvient de Nelson devant Copenhague faisant répondre à son chef d’escadre qui lui intime de rompre l’ordre de rompre le combat : « Vois vos signaux, mais n’en comprend pas le sens ». Pendant des siècles, le commandant est ainsi livré à lui-même, bien souvent « à mille milles de toute terre habitée », pour reprendre une célèbre formule du Petit Prince. De Jacques Cartier, partant à la découverte du Canada, à l’amiral Courbet guerroyant en Extrême-Orient, la réalité ne change pas. Le commandant est un homme seul.

En premier lieu face aux éléments. Si la rencontre de l’ennemi est un phénomène exceptionnel et bref à l’échelle d’une navigation, c’est à chaque instant qu’il faut se confronter aux forces de la nature. La mer, d’abord, mais aussi le vent, les intempéries, les variations de température qui en découlent. Pendant longtemps, les aides à la navigation sont réduites à peu de chose. Parce que les moyens techniques demeurent limités, mais aussi parce que les mers restent encore largement à découvrir. Les cartes maritimes n’existent pas ou demeurent sommaires. Le chronomètre, aide inestimable à la navigation, ne se généralise qu’à partir de la première moitié du XIXe siècle. En cas de problème, les possibilités d’être secouru sont minimes, le plus souvent inexistantes. Qu’un incendie ou une voie d’eau se déclare, et la survie du navire est immédiatement engagée.

D’où la responsabilité écrasante qui pèse sur les épaules du commandant, « seul maître à bord après Dieu ». Son pouvoir est quasi absolu, parce que sa responsabilité est totale. En cas de problème, pas ou peu d’échappatoires pour ceux placés sous sa responsabilité. Il est le « pacha », appellation dont la malice ne doit pas faire oublier la signification initiale. Si son introduction dans la marine renvoie sans doute à l’expression « vivre comme un pacha », apparue au XIXe siècle et qui désigne une existence fastueuse, voire oisive, elle traduit également la puissance attribuée aux bénéficiaires de ce titre dans l’empire ottoman. Accolé au nom propre, il est réservé à de hauts dignitaires (gouverneurs de province, généraux…) et doté d’une valeur honorifique qui en fait l’équivalent de « monseigneur » ou « sire ».

Bien que secondé par l’encadrement du navire, en premier lieu par son état-major, le commandant est ainsi un homme terriblement seul jusqu'au début du XXe siècle. D’où la puissance redoutable qui s’attache à l’exercice de son autorité, même strictement définie sur le plan réglementaire, en premier lieu par la lettre de commandement. Elle lui confie non seulement, à son échelle, de veiller au « succès des armes de la France », mais également à la sauvegarde de son navire et de son équipage face aux éléments. Un enjeu qui n’est pas le même pour le commandant d’une force terrestre, à niveau de responsabilité équivalent. Le plus souvent en effet, le capital matériel n’est pas de la même importance et la contrainte du milieu naturel n’est pas aussi immédiate.

L’invention de la radio, sa généralisation rapide sur les bâtiments de la marine à partir de 1900 marquent une rupture historique, et pas seulement sur le plan des communications d’ailleurs. Très vite, la TSF est utilisée pour transmettre un signal horaire et régler les chronomètres des navires en mer. De même, la radiogoniométrie est appliquée comme aide à la navigation avec la mise en service des premiers radiophares, là encore à la veille de la Première Guerre mondiale. Par la suite le développement du sonar, puis du radar vont être autant d’avancées décisives sur le plan de la navigation comme du combat. On peut en dire autant avec la généralisation du GPS à la fin du XXe siècle.

Il y a évidemment loin entre les premières liaisons radios et ce que permettent désormais les communications satellitaires, mises en œuvre à partir du milieu des années 1980 dans la marine. Mais un cap décisif est franchi à la veille de la guerre de 1914. Alors que le commandant d’un navire était jusque-là livré à lui-même une fois le port quitté, il peut désormais communiquer de manière régulière : la navigation comme le combat en sont révolutionnés. Le rapport à l’autorité militaire et politique également.

Il est fini le temps où, durant des semaines, des mois, le commandant d’un navire ou d’une escadre était seul à juger ultimement de la conduite à tenir. Aujourd'hui, le commandant de la plus modeste unité est en permanence relié au reste du monde. À tout instant, ou presque, il peut s’informer ou être sollicité. L’information qu’il reçoit n’est d’ailleurs pas limitée à la marine. D’autres autorités, jusqu’aux plus élevées en cas de crise, peuvent entrer en contact avec lui. Et le bruit du monde parvient à ses oreilles par des canaux non officiels : les médias, dans leur diversité ont désormais droit de cité à bord, même si demeure la possibilité de revenir à un isolement complet ou relatif en cas de nécessité opérationnelle.

Le commandement est une affaire d’homme. Mais l’insistance traditionnellement mise sur cette dimension ne doit pas faire oublier qu’elle s’incarne dans un cadre naturel et spatio-temporel par nature évolutif. Les conditions dans lesquelles s’exerce le commandement dans la marine ont ainsi singulièrement évolué depuis l’époque de la Royale. Si le métier de la mer comporte des constantes, elles ont été bousculées à partir de la seconde moitié du XIXe siècle par les effets des révolutions technologiques, qui se sont succédées jusqu'à nos jours. Dans la longue durée de l’histoire de la marine, le début du XXe siècle apparaît comme la période charnière. Parce que la marine devient tridimensionnelle, alors même que les troupes qui lui étaient jusque-là dédiées quittent son giron.

Parce que la généralisation rapide de la TSF rompt l’isolement du commandant et ouvre la voie à des progrès considérables en matière d’aide à la navigation. L’effet cumulé de ces ruptures renouvelle en profondeur la problématique du commandement dans la marine.

Pour autant, l’évocation qui vient d’être faite est loin d’être exhaustive. Elle demanderait en particulier à être complétée par une réflexion sur la manière dont a évolué la formation au commandement. Cette question est encore aujourd'hui peu travaillée par les historiens français, quand les travaux sur le leadership sont courants chez leurs camarades britanniques ou américains. « Il a toutes les qualités de Nelson, sauf une : il ne sait pas désobéir » : le jugement lapidaire de Fisher sur Jellicoe, qui commandait la Grand Fleet lors de la bataille du Jutland, en 1916, donne la mesure de l’enjeu. Comment former à l’impensable ? Qu’il s’agisse de la navigation, du combat ou de la dimension politique de l’action militaire, le défi ultime est là en matière de commandement. La combinaison spécifique de ces différentes dimensions, qui signe la spécificité du métier de marin, rend ce défi particulièrement exigeant.

À LIRE

«La Marine française sur les mers du monde 1860 – 1939» de Jean de Préneuf et Philippe Vial avec la collaboration d'Alexandre Sheldon-Duplaix et Thomas Vaisset. (DMPA), 164 pages– 35 €. Coédition Gallimard/Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la Défense (SGA/DMPA).


Sources : © Marine nationale
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