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Traité de Prague : Apparences et réalités

Mise à jour  : 12/07/2010 - Auteur : Commandant Colomban Lebas - Direction : IRSEM

Dans le domaine nucléaire, les annonces qui ont précédé la conférence de réexamen du Traité de non-prolifération (TNP) laissaient supposer des transformations majeures. Une impression sans doute trop rapide…

AVERTISSEMENT : Les opinions émises dans ce document d’engagent que leurs auteurs. Elles ne constituent en aucune manière une position officielle du ministère de la défense ni institutionnelle.

Il est bien rare, depuis une quinzaine d’années, que l'actualité en matière de stratégie nucléaire ait été aussi riche que celle qui se dévoile sous nos yeux depuis le début de ce mois d’avril. Qu’on en juge : signature à Prague d'un nouvel accord nucléaire sur les armes stratégiques déployées, tenue à Washington d'un sommet sur les risques du terrorisme nucléaire, annonce par l'administration Obama d'une inflexion de la doctrine nucléaire américaine – accordant désormais une place inédite au principe de non-usage de l’arme atomique contre un pays non nucléaire ou non engagé illégalement dans un programme nucléaire. Les événements se succèdent à grande vitesse, laissant supposer que nous assistons à des transformations majeures des règles du jeu en ce domaine.
 Fallacieuse apparence des choses : l'analyse rigoureuse de la portée exacte que recèlent les dispositions adoptées vient fortement modérer cette première impression, à laquelle seule une observation inattentive de la scène stratégique pourrait conduire.
 
 La signature du traité de Prague - le 8 avril 2010, comme en écho à la fracassante déclaration d'Obama du 5 avril 2009, en faveur d'un monde exempt d'armes nucléaires - vient en effet fortement nuancer l'impact effectif d'un objectif de long terme qui par ailleurs constituait déjà l'une des visées ultimes du TNP ; ainsi, en cette matière, la conclusion de cet accord peut en dernier ressort s'analyser comme un retour au réalisme. C'est que ce dernier traité est en réalité bien moins ambitieux que la communication qui en a été faite le laissait paraitre. En réalité, il serait erroné d'y voir un traité de désarmement : c'est bien plutôt d'un traité de maîtrise des armements qu'il s'agit. Tentons de justifier ce point de vue.
 On observera tout d'abord que seules sont soumises à cet accord les armes stratégiques déployées, ce qui exclut implicitement les armes - fort nombreuses - dites de réserve ainsi que toutes les armes nucléaires non-stratégiques.
 Par ailleurs les limitations prévues pour les armes stratégiques déployables (1550 à l'échéance de 2017) sont relativement proches des fourchettes que le traité de Moscou de 2002 (traité SORT) prévoyait pour 2012 (entre 1700-2200). N'oublions pas que la Chine – réputée posséder selon les expertises, 150 à 600 armes – est l'une des rares puissances nucléaires majeures dont l'arsenal est croissant. Il est en fait très probable que la fixation du seuil de 1550 armes stratégiques soit au moins en partie le résultat de la crainte – partagée par les Etats-Unis et la Russie, pour qui le dialogue stratégique nucléaire constitue l'un des derniers domaines hérités de la guerre froide où la Russie fait jeu égal avec les Etats-Unis – de voir émerger un troisième super-acteur nucléaire, qui briserait alors le traditionnel face-à-face atomique russo-américain.
 En dernier lieu, les modalités de décompte des armes apparaissent largement perfectibles, plus artificielles encore que celles que prévoyaient les traités SALT et START, en particulier en ce qui concerne le dénombrement des armes de la composante aérienne.
 
 On est donc bien plus dans le domaine de la maîtrise des armements – le traité fournissant un ensemble de garanties sur le nombre maximum d'armes stratégiques déployées – que dans le domaine du désarmement, ce qui impliquerait des objectifs chiffrés de destruction ou de démantèlement d'armes. Aucune révélation n'est par ailleurs faite ni par les Etats-Unis, ni par la Russie, sur le nombre d'armes dites "de réserves" et le nombre d'armes "non-stratégiques" : il convient de bien noter que celles-ci sont en réalité fort nombreuses, à tel point que l’on s'accorde généralement à considérer que – tout type confondu, y compris les armes en attente de démantèlement – les Américains possèderaient 9000 armes nucléaires et les Russes peut-être jusqu’à 12000.
 
 Plus largement, il faut bien se garder de surestimer la profondeur du consensus politique russo-américain que traduirait la signature de ce traité : ce serait négliger le fait qu'en dépit de l'expiration du traité START le 5 décembre 2009, aucun accord de remplacement n'a pu être trouvé entre cette date et le 8 avril 2010. Ce serait également faire fort peu de cas des risques de non-ratification du traité, tant par le Sénat américain - où une majorité des deux-tiers est requise - que par la Russie, qui avait intérêt à signer un accord pour conforter son statut d'acteur nucléaire en situation de parité stratégique avec les Etats-Unis, mais qui souhaite vivement établir un lien entre développement des technologies antimissiles et dialogue stratégiques sur les armes nucléaires. Enfin, certains protocoles techniques restant à établir, et la Russie ayant exprimé le jour même de la signature du traité certaines réticences, il est clair qu'une ombre plane sur la mise en œuvre effective de ce traité.
 
 La conclusion de cet accord doit cependant être rapprochée de la tenue de la conférence à Washington sur le risque du terrorisme nucléaire, ainsi que de la reformulation opportune de la doctrine américaine de dissuasion nucléaire qui réduit le champ d'application de celle-ci à la riposte à une agression par un pays détenant l’arme nucléaire, en dehors du cas bien identifié des pays enfreignant leurs obligations au titre du TNP (Iran, Corée du Nord,...) – cette position étant susceptible d'être revue en cas d'attaque biologique de grande ampleur.
 
 Ces nombreuses initiatives ne sont sans doute pas étrangères à la tenue en mai 2010 de la conférence de révision du TNP – que les Etats-Unis souhaitent aborder dans les meilleures conditions, alors même que certains Etats membres du TNP estiment que les puissances « dotées » ne remplissent pas avec suffisamment de zèle l’objectif de désarmement qui était l’une des contreparties aux restrictions acceptées par les puissances non-dotées. A tout ceci s’ajoute le contexte d'érosion latente de la crédibilité du TNP, favorisé en particulier par le retrait Nord-coréen et les allégations de contournement dudit traité par l’Iran.
 
 La France voit-elle sa situation modifiée par ces évolutions de l’environnement stratégique ? 
 
 Jusqu’à présent, ce nouvel épisode du dialogue nucléaire international lui est plutôt favorable. Il a notamment été apprécié que les officiels américains consultent la France tout au long des difficiles négociations qui ont finalement abouti à la signature du traité de Prague. Par ailleurs, avec la conclusion de ce traité, le débat nucléaire mondial se déplace de la rhétorique abolitionniste - qui aux yeux de beaucoup d’experts français semblait très largement utopique et pas nécessairement favorable aux intérêts stratégiques du pays à moyen terme - vers le terrain plus solide de la maîtrise des armements – laissant ainsi entrevoir à terme un possible désarmement graduel jusqu’à un niveau de juste suffisance, qui, le cas échéant, ne s’avérerait pas défavorable à la posture française, bien au contraire.
 
 L’²infléchissement de la doctrine stratégique américaine apparaît, à l’analyse, moins conséquent que ce qu’il pourrait sembler, puisque restent susceptibles de représailles nucléaires les Etats qui ne respectent pas leurs obligations au titre du TNP, et parce que l’usage d’armes biologiques de grande ampleur pourrait amener une révision de cette doctrine. Il y a là néanmoins une petite différence avec la doctrine française qui – jouant sur l’incertitude, aux vertus elles aussi dissuasives – ne donne d’indications précises ni sur le seuil à partir duquel l’atteinte aux intérêts vitaux serait telle qu’elle puisse occasionner une riposte nucléaire, ni sur une éventuelle restriction de l’ensemble des types d’agressions susceptibles d’entraîner une réplique nucléaire, ni sur l’existence d’Etats qui – par leur nature (non nucléaire par exemple) – seraient éventuellement exclus du champ d’application de cette même doctrine nucléaire.
 
 Ainsi, compte tenu de toutes ces évolutions, à la veille de l’ouverture de la conférence d’examen du TNP de mai 2010, l’IRSEM met en place un groupe de travail dont l’objectif sera non seulement de suivre les travaux de cette conférence, mais aussi d’étudier les nouveaux enjeux qui se font jour en matière de nucléaire militaire, notamment à la suite de la signature du traité de Prague, dont le processus de ratification s’annonce pour le moins périlleux.


Sources : Ministère des Armées