« Dans dix ans, nous aurons de quoi tuer 80 millions de Russes. Eh bien, je crois qu’on n’attaque pas volontiers des gens qui ont de quoi tuer 80 millions de Russes, même si on a soi-même de quoi tuer 800 millions de Français, à supposer qu’il y eût 800 millions de Français. »
Dans une directive présidentielle du 16 décembre 1961, de Gaulle affirme sa doctrine : avec l’arme atomique, il veut donner à la France une place de choix sur l’échiquier mondial et l’assurance de pouvoir protéger ses intérêts vitaux. En créant le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en octobre 1945, trois mois avant de quitter le pouvoir, c’est lui déjà qui a offert à la France les moyens de rattraper son retard dans la maîtrise du nucléaire civil et militaire. De retour aux affaires en 1958, il s’emploie à doter la France d’un outil de dissuasion crédible et souverain, à l’inverse de la Grande-Bretagne qui adosse son programme nucléaire militaire à celui de son allié américain.
Aux origines de la dissuasion nucléaire française
Les travaux de réflexion et de préparation pour doter la France d’armes nucléaires sont véritablement engagés sous la IVe République, dans le contexte de la guerre froide et de la course aux armements entre les États-Unis et l’URSS. En 1954, Pierre Mendès-France, président du Conseil, affirme : « Sans la bombe, on n’a pas voix au chapitre. » Les recherches menées après-guerre permettent rapidement de miniaturiser l’arme atomique et de la rendre transportable.
Le 13 février 1960 l’explosion de « Gerboise bleue » à Reggane marque l’entrée de la France dans les puissances nucléaires. La première force de frappe, constituée d’un escadron de bombardiers Mirage IV porteurs chacun d’une bombe de 60 kt, est opérationnelle en 1964. Elle est complétée d’une composante sol-sol, implantée sur le plateau d’Albion quatre ans plus tard. Mais l’idée de pouvoir compter sur une force de frappe nucléaire tapie au fond des océans fait son chemin. À cela deux prérequis : posséder des sous-marins à propulsion nucléaire, seuls à même d’offrir l’autonomie et la discrétion requises, et être capable de lancer des missiles sous la surface.
Le projet Cœlacanthe
Un projet est lancé en 1955 pour construire un sous-marin d’attaque à propulsion nucléaire, le Q 244. Face à l’impasse technique que constitue un réacteur à uranium naturel, sa construction est définitivement abandonnée en 1958. En octobre de la même année, le général de Gaulle mandate une délégation aux États-Unis pour se procurer de l’uranium enrichi. Réticent, le gouvernement américain consentira finalement à fournir à la France 20 t de combustible strictement réservé au prototype à terre de Cadarache. En octobre 1960, l’état-major des Armées reconnaît à la Marine un rôle essentiel dans la force de frappe nucléaire française. Le 6 décembre, une loi-programme entérine la construction d’un « sous-marin ayant la capacité de lanceur d’engins » – le futur Redoutable – et l’étude de missiles mer-sol balistiques stratégiques. Des ambitions qui passent par la création d’une structure réunissant les grands acteurs du nucléaire militaire français sous l’autorité conjointe du délégué général pour l’armement et du chef d’état-major de la Marine : en 1962, l’organisation Cœlacanthe voit le jour.
« Tout est prêt pour le lancement, mon général »
Marine et CEA unissent leurs efforts. L’arsenal de Cherbourg est choisi pour construire le SNLE français. Les difficultés techniques sont innombrables, et Bernard Louzeau, à qui l’état-major a confié la responsabilité du projet, a fort à faire. Mais le matin du 29 mars 1967, le directeur de l’arsenal de Cherbourg peut annoncer au Président de Gaulle que « tout est prêt pour le lancement ». Deux ans plus tôt, lors de la mise sur cale du sous-marin, le général avait lancé : « La Marine se trouve maintenant, et sans doute pour la première fois de son histoire, au premier plan de la puissance guerrière de la France, et ce sera, dans l’avenir, tous les jours un peu plus vrai. » Entre-temps, le 7 mars 1966, de Gaulle avait informé son homologue américain Johnson que la France se retirait du Commandement intégré de l’OTAN…
La prise d’armement du Redoutable pour essais a lieu le 26 avril 1968. En janvier 1969, le cœur est chargé. La première partie des essais à la mer se déroule de mai à novembre. Après reprise des défauts constatés sur ce gigantesque prototype et son départ pour l’île Longue, une seconde série d’essais commence en septembre 1970. En mai et juin 1971, Le Redoutable effectue deux tirs de missiles, coiffés d’une tête inerte. En juillet et août, il effectue une patrouille expérimentale en conditions réelles puis est admis au service actif le 1er décembre. La France a désormais un gros poisson qui veille dans le bocal mondial.
Le premier d’une longue série
À la création de la force océanique stratégique (Fost) en mars 1972, Le Redoutable a déjà entamé sa première patrouille. Il sera rejoint en 1973 par ses sisterships, Le Terrible et Le Foudroyant. L’arrivée de ces deux sous-marins garantit à la France de toujours disposer d’au moins un SNLE à la mer. Cette permanence à la mer, toujours d’actualité, constitue d’emblée un marquant fort de la composante océanique de la dissuasion française.
En 1978, la force aéronavale nucléaire (FANu) complète la triade nucléaire française. Embarquée actuellement sur le porte-avions Charles de Gaulle, qui peut mener aussi bien des raids conventionnels que nucléaires, elle bénéficie de sa souplesse d’emploi et du fait que sa présence, visible, est un signal fort. Non permanente, activable à la demande du président de la République, elle forme, avec les forces aériennes stratégiques de l’armée de l’Air (FAS) opérationnelles depuis 1964, la composante aéroportée de la dissuasion.
Côté dissuasion océanique, une nouvelle étape est franchie en 1985 avec la mise en service à bord de L’Inflexible du missile M4 à têtes multiples. En 1997, Le Triomphant, premier SNLE d’une nouvelle génération, entre en scène. Entre temps, le changement de contexte stratégique et notamment la fin de la guerre froide ont conduit à réduire la flotte de SNLE de six à quatre… sans remettre en cause la permanence à la mer.
Info +
Bernard Louzeau, le pionnier
Le nom de Bernard Louzeau est indissociable de celui de la Fost. Alors Jeune capitaine de corvette, celui qui deviendra chef d’état-major de la Marine en 1987 a été responsable de la mise au point du Redoutable et de la constitution des premiers équipages. Une des cinq futures frégates de défense et d’intervention (FDI) portera son nom.
Extrait du Cols Bleus N°3088 - Juilet 2020 - De Gaulle et la Marine - Des FNFL à la Marine du XXIe siècle
Sources : Marine nationale
Droits : Ministère des armées