Si les plans en étoile de ses fortifications et la sophistication de ses systèmes défensifs ont fait la célébrité de Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban, le fameux ingénieur militaire est moins connu comme stratège naval. La doctrine qu’il expose à Louis XIV dans les années 1690 mérite pourtant qu’on s’y intéresse, dans la mesure où elle trouve encore certains échos aujourd’hui.
Montrant une meilleure capacité que les ministres du Roi Soleil à voir les choses de haut, Vauban considère que les conflits qui se succèdent depuis le début du règne ne connaîtront jamais de fin parce qu’aucun pays n’est en mesure de dominer les autres. En revanche, il observe que la petite Hollande est parvenue à atteindre le rang de la puissante France grâce aux fortunes qu’elle tire des épices en provenance de Batavia. Il en conclut que le seul moyen pour la France d’asseoir sa suprématie sur l’Europe est d’exploiter au mieux ses possessions d’outre-mer. Le discours de Vauban* concerne essentiellement l’Amérique du Nord et les Antilles. Oublie-t-il l’existence de la Compagnie des Indes orientales fondée par Colbert ? Non, mais il en prend le contre-pied, s’opposant fermement au principe du monopole qui constitue pourtant le fondement de cette structure. Pour lui, ce sont les lois de l’offre et de la demande qui régiront au mieux la vie des colonies. Les mauvais résultats financiers de la Compagnie lui donneront vite raison.
L’outre-mer est l’avenir du royaume
Vauban prévient aussi qu’il faut raison garder, en ne créant que des établissements dont la pérennité est assurée par leur rentabilité commerciale et la possibilité de les défendre des convoitises étrangères. En Amérique du Nord, il faut s’en tenir au Canada. Justement, à l’origine des guerres qui enlèveront plus tard à la France ses possessions nord-américaines se trouve le fait que la Nouvelle France s’étend des Grands Lacs au golfe du Mexique, faisant barrage à l’expansion anglaise vers l’ouest ! Concernant les îles des Antilles, nombreuses et de petites superficies, après avoir estimé le coût de leur sauvegarde contre les convoitises anglaises et espagnoles, Vauban estime que seule la grande Saint-Domingue mérite, par la fortune qu’elle lui apporte déjà, d’être conservée par la France.
Vauban intègre aussi que la création et la défense d’un empire colonial exigent de détenir la maîtrise des océans, ce qui implique de disposer de puissantes flottes, tant militaires que marchandes. Il prévoit qu’en cas de conflit, les richesses transportées sur les mers feront forcément l’objet de convoitises et que les ports de commerce eux-mêmes deviendront des cibles privilégiées. Outre une flotte de guerre, composée de vaisseaux importants destinés à combattre en bataille navale, et une flotte marchande chargée des communications avec l’empire, le royaume se doit donc de posséder une multitude de bâtiments de guerre légers et maniables auxquels deux missions seront imparties : assurer la protection des navires de commerce en haute mer et maintenir les eaux côtières à l’abri d’incursions ennemies.
Il s’agit là d’un vaste programme dont la conception doit prendre en compte une quasi-certitude géopolitique et une réalité mathématique incontournable. D’une part, les véritables ennemis de la France sont l’Angleterre et la Hollande ; de l’autre, la flotte de guerre, réunie par l’Angleterre et la Hollande alliées, sera toujours largement plus nombreuse que la française. Plus grave, le rapport de force ainsi posé permet à ces deux pays de se battre tout en pratiquant le commerce maritime, alors que les populations maritimes françaises, moins nombreuses, ne permettent d’armer la flotte de guerre qu’en renonçant aux navires marchands et aux bateaux de pêche. Quelque peu défaitiste, ce propos de Vauban doit tout de même être pondéré par le fait que la marine royale de Louis XIV a connu plusieurs beaux succès, dans la Manche aussi bien qu’en Méditerranée. Hélas, le fameux « désastre de la Hougue » (2-3 juin 1692) les a effacés des mémoires.
Inventer la guÉrilla navale
Devant cette situation à laquelle il paraît strictement impossible de remédier, Vauban propose de mettre en œuvre une guerre de harcèlement que l’on pourrait aujourd’hui appeler « guérilla navale ». Celle-ci consisterait à attaquer le trafic marchand à destination des pays ennemis, afin de les affaiblir économiquement. Ce harcèlement serait confié soit à de petits bâtiments de guerre, dont les plus importants seraient des frégates, soit à des corsaires. Vauban insiste en rappelant combien sa situation géographique avantage la France pour une telle guerre : le trafic marchand de ses ennemis n’est-il pas obligé de passer devant ses côtes ? Et Vauban de lister tous les ports bien placés pour mener une guerre de course : Marseille, Toulon, Dunkerque, Le Havre, Saint-Malo, Brest pour les plus stratégiques. Dans le commentaire qui qualifie chacun d’entre eux, l’ingénieur militaire morvandiau montre une stupéfiante compétence en ce qui concerne les routes maritimes, les marées et les vents. Et s’il était lui-même un peu corsaire ? Tel est bien le cas ! En travaillant aux défenses du littoral breton, et plus particulièrement en fréquentant les armateurs et capitaines de Saint-Malo, non seulement Vauban en a appris beaucoup sur la guerre de course, mais il s’est laissé convaincre d’y investir des capitaux significatifs !
Dominique Le Brun h Écrivain de marine
* Vauban réunit ses idées sur les questions maritimes dans un ouvrage intitulé Mémoire concernant la course, lui-même publié dans le Tome II des Oisivetés de Monsieur de Vauban, ensemble de réflexions et d’études sur la France, telle que ses activités d’ingénieur militaire la lui faisaient voir.
Sources : Marine nationale
Droits : Ministère des armées