Officier de Marine et conseiller technique de ce film, Pierre Dubrulle est intarissable dès lors qu’il s’agit de parler de ce long-métrage qui aura marqué toute une génération de marins. Genèse et confidences d’un tournage en guise d’ultime hommage à un romancier et à un cinéaste d’exception.
LA GENÈSE
- Pierre Dubrulle : « L'histoire remonte à 1975 avec la visite au Sirpa Marine de Pierre Schoendoerffer, écrivain et réalisateur déjà connu et reconnu. A cette époque, il a notamment déjà publié en 1963 La 317e section et réalisé le film éponyme en 1965 avec Jacques Perrin et Bruno Cremer.
Il a réalisé avec Dominique Merlin en 1967 La section Anderson qui obtiendra à Hollywood l'oscar du meilleur documentaire, et publié L'adieu au roi, couronné par le Prix Interallié 1969. C'est en sa qualité de romancier qu'il nous rend visite pour nous faire part du projet d'un nouvel ouvrage dont il a le sujet mais pas le décor. Il nous dit avoir pensé à la Marine pour avoir tourné en 1963 un court métrage à bord d'un aviso-escorteur : Sept jours en mer dont les images époustouflantes sont restées gravées dans la mémoire de bien des marins.
Mais s'il connaît bien les gens de l'Armée de Terre pour les avoir côtoyés pendant la guerre d'Indochine en qualité de correspondant de guerre de l'établissement cinématographique et photographique des Armées de l'époque, il avoue moins bien connaître les marins.
Heureusement, le capitaine de vaisseau Pierre Bastard, commandant du Sirpa Marine va avoir une idée lumineuse en lui proposant d’embarquer à bord du Bâtiment de Soutien Logistique (BSL) Loire qui assure alors la traditionnelle mission d'assistance et de surveillance des pêches sur les bancs de Terre-Neuve. Pierre Schoendoerffer est enthousiaste.
Il reviendra un mois plus tard encore plus enthousiaste, certain d'avoir moissonné tous les ingrédients nécessaires à l'écriture de son nouveau roman qui s’intitulera finalement « Le Crabe-Tambour » et qui deviendra Grand prix du roman de l'Académie française. Un beau succès que les marins seront les premiers à apprécier.
LE GOÛT DU RÉALISME
« Soucieux de restituer fidèlement la vie en haute mer, Pierre Schoendoerffer nous avait confié un premier tirage de son livre afin d'en corriger d'éventuelles inexactitudes.
En observateur averti, il avait parfaitement saisi tout ce qui fait la vie d'un escorteur en campagne, tout sauf un point de détail : à la fin de l'histoire, le commandant, trop malade pour continuer à exercer ses fonctions, transmet le commandement à son officier des pêches alors que la règle veut que ce soit à son officier en second.
Ce qui l'a conduit à préciser dans son roman : « Contre toutes les règles, le commandant a transmis le commandement de l'EOLE à l'officier des pêches » (NDLR : Le Crabe-Tambour, page 252).
BIENTÔT DU CINÉMA
Branle-bas de combat au Sirpa Marine ! Nouvelle visite de Pierre Schoendoerffer : Georges de Beauregard, producteur, a acheté les droits d'adaptation de son roman et lui propose de faire le film. Il dit oui si la Marine en est d'accord...
Un long métrage sur un bâtiment de la Marine avec Schoendoerffer aux commandes, ça ne se refuse pas ! D'autant que, depuis la guerre, il n'y en a eu que deux : Le grand pavois (1953) de Jack Pinoteau et Le ciel sur la tête (1964) d'Yves Ciampi.
Or, le cinéma reste le média de prédilection des marins, sans lequel nul ne saurait ce qu'ils font sur et dans ces déserts maritimes que sont les océans. Il faut donc faire Le Crabe-Tambour !
LOGISTIQUE & INTENDANCE
Les questions et les problèmes arrivent alors en cascade : Quand ? Quel bateau ? Quelle mission ? Quelle durée ? Quel scénario ? Quels comédiens ?
Très vite les accords sont obtenus auprès des cabinets du Chef d’Etat-Major de la Marine et du Ministre. Ce sera pendant l'hiver 1976/77. Mais le bateau prévu pour la campagne des pêches, le Remorqueur de Haute Mer (RHM) Centaure, est jugé pas assez représentatif de la Marine.
On trouve alors l'Escorteur d’Escadre (EE) Jaureguiberry qui doit achever sa carrière cette année là. Ce sera donc sa dernière mission.
Coïncidence, 1977 est l'année d'entrée en vigueur des Zones Economiques Exclusives (ZEE). D’ailleurs voyant arriver sur les bancs un escorteur d'escadre en renfort du Centaure, les autorités canadiennes y verront une ferme volonté de la France de défendre ses intérêts dans la zone de Saint-Pierre et Miquelon... Alors que ça n'était que du cinéma !
ULTIMES PRÉPARATIFS
Chacun s'active. Côté production, Pierre Schoendoerffer et Jean-François Chauvel travaillent à l'écriture du scénario, on décide de la distribution des rôles, on élabore un plan de travail.
Côté Marine, on définit l'ordre de mission du Jaureguiberry, on « dégraisse » son équipage pour laisser de la place à l'équipe du film.
On fait rallier à la demande du réalisateur, le lieutenant de vaisseau Walter, officier des pêches à bord de la Loiretrès apprécié sur les Bancs, pendant que le maître tailleur de la caserne de la Pépinière à Paris, entouré de ses « petites mains », voit défiler dans son salon d'essayage les comédiens Jean Rochefort, Claude Rich, Jacques Perrin ou Jacques Dufilho.
PREMIERS INSTANTS
Arrive enfin le jour tant attendu où tout le monde se retrouve à Lorient pour embarquer à bord du Jaureguiberrydéjà à quai, fraîchement repeint, majestueux !
Commence alors une première semaine de tournage de la séquence de l'appareillage. Afin d'être présent à la passerelle sans s'y faire remarquer, le capitaine de frégate Deluzarches, le commandant, le vrai, a eu l'idée de porter des galons de second-maître, alors que Jean Rochefort plastronne en uniforme de capitaine de vaisseau.
On frise alors l'incident diplomatique quand ce dernier reste en toute innocence hautement indifférent au salut d'une vedette de la Marine Royale Marocaine, au côté du « second-maître » Deluzarches figé, lui, dans un garde-à-vous impeccable !
De retour à quai, les permissionnaires vont en ville. Le jeune Morgan-Jones, interprète du rôle du midship, avait pensé en faire autant en gardant son uniforme. Il avait seulement troqué sa cravate noire contre un joli foulard en soie et laissé sa veste déboutonnée.
Ce ne fut pas du goût des gendarmes maritimes qui lui ont gentiment expliqué qu'un uniforme n'était pas un costume d'opérette !
COUPS DE TABAC
La météo s'annonce favorable à un tournage par gros temps. Rendez-vous est pris pour le lendemain en Iroise avec un Escorteur Rapide et un hélicoptère Super-Frelon.
Raoul Coutard, le chef-opérateur, a pris place, à bord de l'escorteur, dans une des cabines de télépointage gyrostabilisée. Par mer forte à très forte, en route parallèle et à même vitesse, il filme le Jaureguiberry comme aucun bateau de guerre n'a été filmé.
Dominique Merlin, embarqué à bord du Super-Frelon, multiplie les axes de prise de vues. Le surlendemain, tout l'équipage est invité dans un cinéma de Lorient à la projection de ces « rushes » chargés d'embruns : ce coup de tabac fait un tabac... Equipe de tournage et équipage ne font plus qu'un !
Le lendemain, appareillage pour les Bancs de Terre-Neuve. La tradition veut que, moyennant un don aux bonnes œuvres de sa paroisse, le curé de l'Armor hisse un pavillon tricolore au sommet de son clocher afin de saluer et bénir les bateaux en partance.
Le Jaureguiberry respectera la tradition et rendra le salut avec une garde alignée sur la plage arrière. Peu de tournages auront commencé sous de meilleurs auspices.
À BORD DU « JOJO »
Pendant la traversée de l'Atlantique, le tournage avance avec rigueur et professionnalisme. Les comédiens, inquiets d'avoir à jouer en subissant peut-être le mal de mer, se rassurent de jour en jour. Tous ont, pour finir, le pied marin.
Chaque jour, le commandant en second et le premier assistant rédigent de concert la feuille de service du lendemain. Jean Rochefort est devenu un pacha tellement convaincant que les matelots qu'il croise dans la coursive lui servent instinctivement du « commandant ».
Les saltimbanques du cinéma font l'admiration des marins. L'arrivée sur les Bancs est marquée par un coup de vent force 8 et des lames évaluées à 10 mètres !
Malgré son grand âge, le « Jojo » teint bon, il en vu d'autres ! Mais la mer est trop grosse pour permettre des prises de vue dans de bonnes conditions, d'autant que les ponts sont consignés.
LA PEINE DES HOMMES
Sur la liaison radio, tous les capitaines de pêche saluent avec chaleur le retour de « monsieur Walter » sur les Bancs. Celui-ci obtiendra l'embarquement d'un opérateur, Dominique Merlin, à bord du Shamrock de Fécamp, dernier chalutier à pêcher par le travers.
Au moment de son transfert par zodiac, Pierre Schoendoerffer lui dit : « Ramène-moi la peine des hommes ! ». C'est cette séquence de travail du poisson en mer qu'on peut voir dans le film et qui est un véritable petit chef-d'œuvre documentaire.
Au fil des jours, le tournage se poursuit par des météo changeantes : le « Jojo » tour à tour se couvre de glaces, progresse dans des étendues mouvantes et immaculées, est assailli de bourrasques de neiges, ouvre sa route au milieu d'un dallage de nénuphars de glaces qui se referment sur son sillage.
FICTION & RÉALITÉS
Arrivée à Saint-Pierre pour quinze jours. Escale pour les marins, mais travail pour l'équipe de tournage. Madame Schoendoerffer a rallié accompagnée notamment des deux comédiennes Odile Versois et Aurore Clément. Après un bref passage à Saint-Jeand e Terre-Neuve, c'est le retour. Cap à l'est pour s'accoster enfin à Lorient après sept semaines d'absence.
On y tourne une dernière séquence : celle du « commandant » Rochefort quittant définitivement son bateau. C'est aussi le débarquement de l'équipe du film et la fin de la dernière mission du vaillant Jaureguiberry.
La réalité rejoint la fiction, et l'émotion est palpable. Mais le tournage est loin d'être fini. La Bretagne, l'Alsace, Fécamp, Saint-Mandrier, Paris où Pierre Guillaume, l'inspirateur du personnage du Crabe-Tambour, viendra en personne sur les lieux de son procès conseiller son interprète Jacques Perrin. Et, clin d'œil à l'histoire, il apparaîtra dans le film en avocat de la défense...
Enfin la Thaïlande et Djibouti achèveront un tournage en forme d'épopée, à l'image de ce que fut le parcours du Crabe-Tambour. En allant avec ses comédiens au contact de ses décors naturels, Pierre Schoendoerffer confère à son propos une authenticité de situation dans laquelle les acteurs, tous remarquables, servent leur personnage avec une grande justesse d'interprétation.
Il y a dans ce film un souffle incontestable digne des grands romans de Joseph Conrad. C'est la preuve d'un grand talent qui a fait de ce film une œuvre magnifique devenue à juste titre un film culte »
Sources : Marine nationale
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