Des opérations interarmées à l’intégration multimilieux et multichamps : le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT), et l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine (CEMM), nous livrent des regards croisés sur l’environnement stratégique, et les défis que nos armées doivent se préparer à affronter, ensemble.
COLS BLEUS : Quel est l’impact de l’évolution stratégique sur la préparation de vos armées respectives ?
CEMM : Nous assistons à un réarmement global et rapide de toutes les grandes marines. La Chine compte désormais plus de plateformes navales que les États-Unis. Ceux-ci veulent augmenter de 30 % le nombre de leurs navires. La Grande-Bretagne a annoncé un investissement historique au profit de la Royal Navy, afin de « rétablir son statut de première puissance maritime européenne ». La mer se prête bien à la confrontation des puissances. Elle permet à un État de placer sans grand risque des missiles et des capacités de renseignement à quelques kilomètres d’une côte, pour envoyer un message stratégique. Grâce à son immensité et à l’opacité du monde sous-marin, elle favorise les actions discrètes, non attribuables : attaquer des navires marchands en haute mer, couper des câbles sous-marins... Enfin, elle se prête aux actions placées sous le seuil de la guerre : ouvrir le feu sur une frégate, loin des yeux des populations civiles, n’élève pas la tension au même niveau que le franchissement d’une frontière.
Avec des acteurs de plus en plus enclins à jouer de la force, le risque d’un combat naval en mer, provoqué sciemment ou par méprise, augmente. Le plan Mercator prévoit de faire monter en gamme notre préparation opérationnelle et d’en faire un laboratoire de la guerre de demain. Les commandants doivent sortir des schémas tactiques connus pour mieux surprendre et ne pas se laisser piéger par le « pattern of life ».
Par ailleurs, la domination tactique s’appuie sur l’excellence technique. Elle passe par la recherche d’une innovation efficace et rapide, pragmatique. Nous allons améliorer nos systèmes d’armes à un rythme supérieur au « temps capacitaire » actuel, grâce à des incréments réguliers et des apports d’outils développés en « temps court ».
CEMAT : Dans la décennie qui s’ouvre, il est fort probable que nous continuions à être engagés dans des conflits asymétriques comme en bande Sahélo-Saharienne. Mais il est également possible que nous connaissions le retour d’affrontements plus durs entre puissances. Aujourd’hui, sur nos théâtres d’opérations, nous pouvons évacuer nos blessés sans nous soucier de la supériorité aérienne. Face à des compétiteurs aguerris, nous devons nous préparer à l’inconfort opérationnel. Pour cela, l’armée de Terre doit changer d’échelle.
Il faut d’abord s’adapter aux nouvelles menaces : tirs d’artillerie dans la profondeur, brouillage, cyberattaques. C’est dans cet environnement que s’inscrit le programme Scorpion dont les premiers véhicules blindés Griffon et bientôt Jaguar arrivent dans les unités.
Nous devons ensuite réapprendre à déployer des dispositifs terrestres importants, à l’entraînement, outre-mer et en opération.
Le changement d’échelle doit enfin être opéré dans notre aptitude à manœuvrer en interarmées et en interalliés. L’armée de Terre ne fera rien toute seule, elle doit savoir être intégratrice et savoir s’intégrer à un autre dispositif. Dans un monde de compétition permanente, notre capacité à être craints et à décourager l’adversaire est à consolider chaque jour.
C. B. : Comment la Marine et l’armée de Terre s’entraînent-elles ensemble ?
CEMAT : Il y a de nombreux « espaces de recoupement » où la Marine et l’armée de Terre se retrouvent mais l’amphibie est le plus emblématique. Différentes missions engagent régulièrement des moyens de la Marine et des unités des forces terrestres. Certaines sont planifiées, c’est Corymbe au large de l’Afrique. D’autres opérations sont déclenchées par les événements internationaux. C’était Harmattan en 2011 et, plus proche de nous, l’opération Amitié où, grâce au très bon niveau d’interopérabilité, nous avons pu déployer un bataillon du génie à Beyrouth en août 2020, dans des délais très courts. Cela ne s’improvise pas.
CEMM : On ne peut plus raisonner uniquement en termes de « milieux » car les champs conflictuels sont devenus perméables les uns aux autres. Au Sahel, une partie de ce qui se joue à terre se joue aussi dans le trafic de drogue en mer. Le numérique offre un continuum total entre nos milieux. Nous devons donc aller au-delà de l’interarmées classique et chercher la synchronisation des effets, tendre vers les opérations multimilieux et multichamps. C’était l’objet de l’exercice Zest qui s’est tenu en Méditerranée en octobre dernier, auquel nous avons convié l’armée de Terre et l’armée de l’Air et de l’Espace, et inclus une dimension cybernétique. L’espace exo-atmosphérique, les fonds sous-marins et le champ des perceptions doivent aussi être intégrés à nos entraînements, dans un combat global.
C. B. : Comment préparez-vous vos chefs militaires à exercer leur commandement dans les nouveaux conflits ?
CEMM : Le combat naval est particulièrement létal. La densité technique et humaine des bâtiments intensifie la violence des coups encaissés. En outre, la situation peut basculer très vite du temps de paix au combat. Face à des missiles extrêmement rapides, le temps de réaction est de quelques secondes.
Pour gagner, les marins doivent accomplir des actes parfaits dès le premier échange, offensif ou défensif. La maîtrise des systèmes d’armes, une confiance forte au sein de l’équipage et un très haut niveau de subsidiarité sont nécessaires. Pour cela, les commandants et les officiers ont pour mission d’entraîner leurs unités dans les conditions les plus proches du réel, en pensant « combat » en permanence.
CEMAT : La formation des chefs est le point clé de tout engagement militaire. Aujourd’hui, la technique opérationnelle est bien maîtrisée, les schémas sont connus et appliqués. Notre effort doit désormais porter sur une meilleure maîtrise tactique. Les chefs doivent savoir manœuvrer face à un ennemi qui a une intention bien définie et qui cherche à imposer sa volonté. Mais plus que la tactique, être chef dans l’armée de Terre est avant tout une question d’état d’esprit. Seul un haut niveau d’exigence, de contrôle et d’implication permettra de rehausser notre niveau de préparation opérationnelle. Nos chefs doivent comprendre tout ce que recouvre la singularité militaire. Je pense en particulier au rapport au temps. À une époque où les loisirs deviennent un bien précieux de notre société, nos chefs doivent rappeler que l’on ne gagne pas des guerres difficiles en comptant son temps. Il faut savoir s’entraîner la nuit, faire des exercices de longue durée sur le terrain. Mais pour faire adhérer nos hommes, les sujétions du métier militaire doivent être intelligemment compensées. Le bon chef n’est pas seulement un parfait technicien ou tacticien. Il est celui qui porte une attention de tous les instants à ses soldats et à leur famille.
Propos recueillis par la rédaction
Sources : Marine nationale
Droits : Ministère des armées