À l’occasion des 60 ans de la Direction générale de l’armement (DGA), Cols bleus pousse les portes du discret centre d’expertise et d’essais en hydrodynamique et hydroacoustique navale. Dans ces murs, les performances des futurs navires de la Marine nationale sont évaluées grâce à des maquettes. En ce moment même, le successeur du porte-avions Charles de Gaulle subit une batterie de tests. Et le futur colosse des mers a déjà sa miniature.
La « miniature » fait onze mètres de long. Ses courbes paraissent inoffensives, mais ce modèle sans pont d’envol ni château a déjà un nom : le PA-Ng, pour « porte-avions de nouvelle génération ». Cet après-midi, la maquette évolue en ligne droite, quasi muette, dans les eaux tranquilles de son bassin d’essai. Dans son sillage, les ingénieurs scrutent les réactions du bateau. « Pour la première fois, la maquette navigue en totale autonomie. Si les tests sont concluants, elle pourra ensuite entamer des essais de manœuvrabilité en réalisant notamment de grandes girations. La création échappe à son créateur », explique Thierry, le responsable de l’atelier maquette du centre. Avec lui, une équipe de trois ouvriers crée des modèles réduits de futurs bâtiments de guerre de la Marine. L’anachronisme apparent de ces maquettes pourrait faire sourire. Et pourtant, elles sont à l’origine de l’évaluation des performances de nos navires de guerre en matière de vitesse, de manœuvrabilité, de tenue à la mer et de résistance de la coque aux éléments.
Un savoir-faire unique
Le plus petit centre de la Direction générale de l’armement (DGA) est aussi le berceau de la filière de construction navale tricolore. À Val-de-Reuil (Eure), il faut montrer patte blanche pour accéder au site. Et pour cause, les maquettes de Thierry peuvent cacher des secrets stratégiques : « Pour les bâtiments de premier rang de la Marine, la conception des propulseurs est exclusivement réalisée par la DGA et non par les industriels. Nous travaillons actuellement sur la discrétion acoustique des hélices des prochains sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. La fabrication de ces hélices pour nos maquettes est strictement confidentielle. C’est le savoir-faire exclusif d’une personne, un ajusteur de précision, qui achève à la main ce qu’aucune machine n’est capable de reproduire : une finition de l’ordre de 5/100e de millimètre ». Le futur porte-avions est l’autre programme naval majeur du ministère des Armées, avec ses chiffres qui forcent le respect : 75 000 tonnes, une vitesse de 27 nœuds soit 50 km/h, 300 mètres de long, le nouveau Léviathan sera une fois et demie plus grand que l’actuel Charles de Gaulle.
Docile, la maquette bardée de capteurs réduit l’allure à mi-course de son bassin appelé le B 600. Le hangar est un long cigare – plus de vingt piscines olympiques – qui permet de simuler toutes les conditions de navigation grâce à un générateur de vagues. Durant une première phase dite ELR « Étude de levée de risques », le futur porte-avions a réalisé des essais de son système propulsif et de résistance à l’avancement de la carène. « La dimension hors norme de cette maquette est elle-même un défi, explique Nicolas, ingénieur d’études et d’essais au centre. Car au contact de l’eau, la structure va se déformer sous l’effet de son propre poids et de la poussée d’Archimède, exactement comme un navire à taille réelle. Mais cette déformation risque de “polluer” nos expertises si nous n’y prêtons pas garde. »
La structure de ces maquettes est produite à l’atelier à partir de matériaux composites, comme la résine polyuréthane et le tissu de verre choisis pour leurs propriétés mécaniques. « Une maquette de bâtiment de surface représente environ quatre mois de travail. Une fois achevée, elle fait l’objet d’un contrôle dimensionnel rigoureux. Autrefois, nos ouvriers réalisaient cinq ou six exemplaires d’une même maquette. Aujourd’hui, les outils numériques ont atteint leur niveau de maturité dans nos processus de fabrication, et les maquettes qui sortent de l’atelier sont quasiment définitives », renseigne Thierry. « À l’inverse de l’industrie automobile, il n’y a pas d’effet de série ; on n’a pas le droit à l’erreur. Un produit comme le futur porte-avions doit être abouti du premier coup », complète Nicolas.
Modélisation et modèle réduit
En France, les études hydrodynamiques sur maquette sont nées il y a plus d’un siècle, avant même la création de la DGA en 1961. En matière d’industrie navale, les besoins militaires ont souvent précédé les solutions techniques. Il faut se souvenir du cuirassé Bouvet qui heurta une mine lors de la bataille des Dardanelles, le 18 mars 1915. Le vaisseau sombra en moins de deux minutes avec son commandant et plus de 600 marins. Une tragédie que l’on attribue aujourd’hui à un défaut de conception de coque. Avec l’inauguration à Paris d’un bassin des carènes au début du XXe siècle, la Marine nationale bénéficie d’un véritable laboratoire d’étude du comportement des navires. Aujourd’hui encore, et malgré les performances de la simulation numérique, « les essais réels sur maquette restent la référence dans le domaine de l’architecture navale, commente Nicolas. Nous avons la plus grosse force de frappe numérique de toute la DGA, avec bientôt un cluster de 12 000 cœurs de calcul intensif qui nous permet de gagner un temps précieux. Mais la simulation a ses limites sur certaines de nos études telles que la cavitation ; un phénomène de vaporisation d’eau qui apparaît sur les hélices à une certaine vitesse et qui provoque une usure prématurée des pales et du bruit néfaste pour la discrétion d’un bâtiment ».
Le porte-avions, grandeur nature, devrait faire ses premiers essais en 2036. D’ici là, les études se poursuivront de manière itérative et la silhouette du PA-Ng s’incarnera prochainement dans deux nouvelles reproductions, à deux échelles différentes. Pour Nicolas, « c’est la particularité de la construction navale : nous travaillons très en amont des projets. Quand la décision politique de lancement en réalisation d’un programme est officialisée, nous avons déjà travaillé sur le projet depuis des années. Si on prend l’exemple des sous-marins, qui sont l’une des technologies militaires les plus abouties, il est assez courant qu’un ingénieur commence sa carrière avec un programme et n’en voit jamais la fin ».
LV (R) Grégoire Chaumeil
Sources : Marine nationale
Droits : Ministère des armées