En 1781, les armées britannique et américaine se concentrent en Virginie, théâtre jusque-là secondaire de la lutte d’escarmouches qui oppose, depuis 1775, les Insurgents aux forces dépêchées par l’Angleterre pour soumettre les treize colonies révoltées d’Amérique du Nord. Élément français précurseur, officiellement désobéissant, le marquis de La Fayette rallie les Insurgents en 1777. Impressionnée par la victoire américaine de Saratoga en 1778, la France s’allie formellement aux États-Unis et y envoie en 1780 « l’expédition particulière » du comte de Rochambeau (6 000 hommes).
Extrait du Cols Bleus N° 3099 - Août/Septembre 2021 - Opérations sous Covid - Adaptabilité, endurance, résilience de nos marins
Dossier réalisé par Hélène PERRIN, l'EV1 Aude BRESSON, l'EV1 Nicolas CUOCO et l'ASP Clovis CANIVENC
Le front terrestre en 1781 : les troupes anglaises déployées en Virginie sont d’abord commandées par Benedict Arnold, héros de Saratoga*, qui a trahi l’Indépendance, puis par Lord Charles Cornwallis, un brillant tacticien. En juin, le général Clinton, qui dirige l’effort anglais depuis la base principale de New York, ordonne à Cornwallis d’établir à Yorktown un port fortifié qui soutiendra un assaut contre Philadelphie. Côté insurgés, le général Washington, à la tête de « l’armée continentale », et son allié Rochambeau disposent leurs forces à White Plains pour attaquer New York ou marcher sur la Virginie. Dans les deux cas, ils auront besoin de l’escadre antillaise du comte François de Grasse à qui ils laissent le choix du point de son intervention. Rochambeau lui écrit secrètement sa préférence pour Yorktown, contre l’avis de Washington qui veut prendre New York. En Virginie, Cornwallis jure « d’attraper le galopin » La Fayette qui mène des coups de main.
Stratégie navale
La flotte de l’amiral de Grasse comprend 28 navires de ligne et 3 200 hommes. Le comte appareille le 15 août du Cap Français, décidé à suivre Rochambeau. Il est poursuivi par l’amiral anglais Georges Rodney qui ignore si de Grasse rentre en Europe ou gagne l’Amérique du Nord. Dans cette seconde hypothèse, Rodney détache 14 vaisseaux sous les ordres de Samuel Hood qui doit trouver de Grasse sur les côtes américaines. Pressentant les intentions de son adversaire, Hood gagne trop vite l’embouchure de la Chesapeake, dès le 25 août, où, ne trouvant pas de Grasse, il va rallier l’amiral Thomas Graves à New York.
Également sollicité pour son renfort, le commandant de l’escadre française à Newport, le comte de Barras de Saint-Laurent, appareille le 27 août avec 8 navires de ligne, 4 frégates et 18 transports chargés de pièces d’artillerie destinées au siège de Yorktown. Contournant New York très au large, de Barras évite la Royal Navy, mais perd du temps. Naviguant aussi à l’extérieur des routes maritimes pour éviter d’être repéré, de Grasse parvient à l’embouchure de la baie de la Chesapeake le 30 août, 4 jours après Rodney, son malchanceux poursuivant. Il piège les deux frégates britanniques chargées de prévenir New York de son arrivée. Sur le front terrestre, Washington – rallié malgré lui au plan contre Yorktown – et Rochambeau, franchissent l’Hudson le 24 août, laissant derrière eux des troupes pour masquer leur mouvement vers la Virginie et laisser croire que leur objectif demeure New York.
Journée du 5 septembre 1781
Avec la nouvelle du départ de de Barras de Newport le 27 août, les Anglais n’ont plus de doute. L’objectif franco-américain est bien Yorktown et pas New York. Avec 19 bâtiments de ligne, dont certains, usés, manœuvrent mal, Graves appareille le 31 et vient mouiller le 5 septembre à 9 h 30 sur l’embouchure de la Chesapeake. Il y surprend l’amiral de Grasse, dans la baie où celui-ci vient de débarquer des renforts pour le siège de Yorktown.
Au départ, chacun croit apercevoir la flottille de Barras avant de prendre la mesure de l’adversaire. De Grasse assemble à la hâte 24 vaisseaux de ligne contre la marée montante. Dispersés à terre, ses équipages sont incomplets. À 11 h 30, la flotte française largue ses ancres et, par ordre de vitesse, forme une ligne qui se distend tellement que la flotte anglaise aurait pu la couper.
À bord de l’Auguste et avec trois autres bâtiments, le fameux Louis de Bougainville se retrouve ainsi exposé très loin devant.
Graves et de Grasse manœuvrent longuement. Les deux flottes parviennent à engager un duel d’artillerie sur l’avant et le centre de leurs lignes. L’avantage numérique français joue peu, mais la flotte anglaise essuie un tir plus précis. Au coucher du soleil, Graves cesse le combat, entraîné ensuite très au large et pendant plusieurs jours par de Grasse. Le comte veut absolument protéger l’arrivée de de Barras et de son matériel de siège, déterminant pour la prise de Yorktown. Le 13 septembre, les deux flottes se séparent, regagnant respectivement la Chesapeake et New York. Graves est critiqué pour ne pas avoir concentré ses navires et obtenu un succès décisif.
Le 17, Cornwallis écrit que, si on ne lui porte pas secours au plus vite, « il faudra s’attendre à apprendre le pire ». Graves, qui n’a perdu qu’un seul navire, répare et prépare une seconde tentative. Lorsqu’il appareille le 19 octobre, il est trop tard : Yorktown est tombée deux jours plus tôt.
Frustré de son plan d’attaquer New York, George Washington concède à de Grasse le rôle décisif : « Vous aurez remarqué que quels que soient les efforts accomplis par les armées terrestres, c’est la marine qui a tranché dans la présente lutte ». Un historien conclut : « Tactiquement, [la] bataille de Chesapeake est une victoire à l’arraché pour les Français, mais stratégiquement, c’est la victoire des Franco-Américains qui scelle le sort de la guerre ». La Royal Navy prend sa revanche l’année suivante aux Saintes. Rodney y défait l’amiral de Grasse, le fait prisonnier et le présente au roi d’Angleterre, qui lui rend son épée. Mais le succès naval de la Chesapeake permet celui, terrestre, de Yorktown qui sonne la fin de la résistance anglaise et donne l’indépendance aux États-Unis.
Alexandre Sheldon-Duplaix
* Victoire décisive des Américains sur les Britanniques durant la guerre d’indépendance.
Sources : Marine nationale
Droits : Ministère des armées