Les grandes batailles de 1918 sur le front occidental ont vu l’emploi intensif d’armes chimiques. L’ypérite y figure au premier rang. Surprise technique et tactique allemande, son utilisation massive par l’artillerie française en 1918 témoigne d’un tour de force scientifique et industriel.
Employé par les allemands à partir de juillet 1917, le sulfure d’éthylène dichloré, arme chimique redoutable est un liquide huileux persistant qui imprègne le sol, le matériel et les tenues. Les effets vésicants1 sont très douloureux et longs à guérir. Rapidement baptisé ypérite en raison de son premier emploi à Ypres (Belgique), cet agent fut appelé en France ”produit n°17” puis ”produit n°20”. Les Allemands le connaissaient sous le nom de Lost2. Les Anglo-Saxons l’appelèrent HS (vite traduit en Hun Stuff, littéralement la « substance des Boches ») et mustard gas (gaz moutarde).
L’efficacité de l’ypérite reposait avant tout sur sa capacité à littéralement ”user” les effectifs. En effet les hommes ”ypérités” récupéraient très lentement. En outre, le masque de l’époque ne protégeait pas suffisamment contre l’action vésicante et seuls des vêtements spéciaux et d’un port difficile offraient une protection efficace. Les terribles lésions causées par l’ypérite amenèrent les services médicaux à s’adapter et à mettre en place des protocoles de soins innovants et des moyens de désinfection particuliers pour la peau et les vêtements. L’ypérite pouvait perturber le fonctionnement des batteries de tir, des observatoires ou des postes de commandement. Le terrain étant contaminé, la progression ennemie était canalisée et cloisonnée et donc très ralentie.
Les services chimiques français s’empressèrent alors d’identifier le produit puis de mettre au point au plus vite une riposte adaptée. Les chimistes André Job et Gabriel Bertrand proposèrent, dès octobre 1917, un nouveau procédé permettant une fabrication trente fois plus rapide que le procédé allemand.,
La production industrielle démarra en mars 1918. En dépit de conditions de travail particulièrement dangereuses, le rendement quotidien atteignit très vite 10 000 obus de 75 mm. À la demande du GQG, la production d’ypérite ne cessa de se développer à partir du printemps 1918. Au total, 1 968 tonnes d’ypérite furent produites et une partie fut cédée aux armées anglaises et américaines. Le 4 août 1918, le ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre porta à la connaissance du pays la belle conduite du personnel des usines chimiques qui contribuèrent, avec un esprit de dévouement et de sacrifice au-dessus de tout éloge, à la mise au point d’une fabrication dangereuse et extrêmement importante pour la Défense nationale.
Persuadée de sa supériorité technique, l’armée allemande fut surprise et parfois même démoralisée par l’emploi de l’ypérite française. Lors de la seconde bataille de la Marne en juillet 1918, l’ypérite joua un rôle essentiel pour ralentir et dissocier les assauts allemands, notamment en Champagne avec l’ypéritage des positions de premières lignes, volontairement abandonnées face aux attaques allemandes. L’utilisation de ce véritable obstacle chimique, offrait un excellent moyen d’appuyer les actions défensives et de favoriser à moindre coût l’attriion des unités ennemies. En raison de sa dangerosité et de sa persistance sur le champ de bataille, l’ypérite fut alors baptisée ”le roi des gaz”.
Objet de toutes les craintes avant la Seconde Guerre mondiale, l’ypérite fut largement utilisée dans le Rif marocain par l’Espagne, en Éthiopie par l’Italie, en Chine par le Japon, au Yémen en 1967 et durant le conflit Iran-Irak des années 1980. Massivement stockée dans les arsenaux de la Guerre froide, elle reste à ce jour l’un des agents chimiques de guerre les plus redoutables car imposant une protection très contraignante et un traitement médical lourd. Un siècle après le conflit, les anciens champs de bataille restent pollués par des obus chimiques non explosés et l’actualité récente au Moyen-Orient a démontré le danger bien réel causé par cet agent chimique déjà centenaire.
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