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Points névralgiques de la géopolitique mondiale

Mise à jour  : 24/02/2022 - Direction : SIRPA Marine

Canaux et détroits ont toujours joué un rôle de traits d’union maritime. Aujourd’hui encore, le câble sous-marin en fibre optique le plus long – 39 000 kilomètres – connecte l’Europe de l’Ouest, le Moyen Orient et l’Asie du Sud-Ouest1 à travers ces précieuses langues de mer. Pour les tankers, les détroits sont des goulets d’étranglement. Pour les bâtiments de guerre, ils sont des verrous stratégiques.

Des détroits trop étroits ? Avec la mondialisation des échanges, le pouls du transport maritime s’est emballé sur des routes où canaux et détroits sont des points de passage stratégiques. Mais en mars dernier, le blocage du canal de Suez durant six jours a rappelé au monde combien ces minces couloirs de navigation sont aussi un maillon vulnérable du trafic maritime. 400 mètres d’acier de coque en travers du canal de Suez ont paralysé 10 % du commerce mondial et fait trembler les marchés. « Les détroits et les canaux étaient attractifs pour économiser des frais de soute aux bateaux et réduire les délais de livraison. Mais l’incident du canal de Suez a encouragé les armateurs à reconsidérer ces “raccourcis”, quitte à envisager des routes comme celle du cap de Bonne Espérance », explique Hervé Baudu, professeur à l’École nationale supérieure maritime et membre de l’Académie de marine. S’ils sont généralement au centre d’intérêts économiques, détroits et canaux sont également des nœuds géostratégiques. Le détroit d’Ormuz est à la merci d’un Iran sous forte pression. Dans un autre registre, le détroit de Taïwan serait, selon le journal Le Figaro cet été, le « théâtre parfait de la prochaine guerre mondiale ». Quand les questions de liberté de circulation cristallisent les tensions, ces rubans de mer sont aux premières loges.

À n’importe quel prix

Pour réduire leur dépendance à ces entonnoirs du trafic maritime, certains États cherchent à contourner l’obstacle. Un des projets les plus titanesques et, paradoxalement, le plus avancé est sans doute celui du canal d’Istanbul. Le 26 juin dernier, le président de la République turc, Recep Tayyip Erdoğan, inaugure les travaux d’un futur canal artificiel destiné à réduire le trafic sur le détroit voisin du Bosphore. Quotidiennement emprunté pour l’exportation des hydrocarbures de la mer Noire, le Bosphore donne à la Turquie une position enviable de passerelle énergétique entre l’Asie et l’Europe. Mais il est aussi régulièrement embouteillé et la fréquence des accidents fait craindre une catastrophe écologique pour les habitants d’Istanbul, la ville qui borde ses deux rives. Le nouveau canal devrait s’étendre sur 45 kilomètres de distance et la facture de l’ouvrage – régulièrement réestimée – pourrait atteindre plusieurs dizaines de milliards de dollars. « Les aspects financiers ne sont pas insurmontables, tempère Didier Billion, auteur du livre La Turquie, un partenaire incontournable ?2. Le canal peut servir les intérêts de pays qui seraient prêts à aider la Turquie, je pense à la Chine par exemple. »

Pourtant, le futur canal a ses détracteurs : « Le maire d’Istanbul lui-même pointe du doigt les conséquences désastreuses du projet pour l’environnement. Mais, selon moi, le principal obstacle au canal est d’abord la dégradation de la situation économique de la Turquie », ajoute-t-il. Et puis, il y a un autre point notable : le détroit du Bosphore est l’unique voie d’accès de la marine de guerre russe à la Méditerranée. Or « la convention de Montreux de 1936 permet déjà à la Turquie de restreindre l’accès au détroit du Bosphore en temps de guerre. Qu’en sera-t-il du canal ? Peut-être pour ne pas irriter la Russie, la position du gouvernement turc est moins claire sur ce point », analyse Didier Billion avant de conclure : « Qui sait ce qu’il adviendra du projet ? Il ne faut ni caricaturer, ni sous-estimer les ambitions de la Turquie, comme c’est trop souvent le cas ».

Malacca, un « dilemme chinois »

Quand ils ne sont pas dans un rapport de force, les États qui empruntent des détroits courtisent les États riverains. Situé entre la péninsule Malaise et l’Indonésie, le détroit de Malacca est sans doute l’un des couloirs de circulation maritime le plus proche de la saturation. Pour la Chine, il constitue le cordon ombilical de son approvisionnement énergétique en provenance du Moyen Orient et la principale artère navigable pour ses biens à l’export à destination de l’Europe. Aussi a-t-elle renforcé sa présence militaire de part et d’autre du précieux détroit. Mais, de l’aveu même des autorités de Pékin, Malacca reste un “dilemme chinois”, sans cesse en proie à l’engorgement. Pour y remédier, la Chine a manifesté son intérêt pour le méga projet du canal de Kra : un chantier colossal qui percerait l’isthme du même nom en Thaïlande sur 120 km. « Le plus fervent partisan du projet du canal de Kra est le Premier ministre thaïlandais lui-même. Mais ce projet est un serpent de mer souvent utilisé pour faire miroiter des perspectives économiques, veut croire Éric Frécon, chercheur associé à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est (Irasec) et associate-instructor à la Singapor University of Social Sciences (SUSS). Les arguments en faveur du canal ne tiennent pas : le canal ne ferait gagner qu’une poignée d’heures aux navires en transit. » Pour Éric Frécon, Pékin a déjà avancé ses pions sur d’autres voies de désenclavement : « Il suffit d’observer, par exemple, les investissements chinois dans le secteur minier en Indonésie. La Chine s’intéresse de près aux États riverains des détroits. Car l’alternative trop souvent oubliée, ce sont les détroits de Lombok et de Macassar, dans l’archipel indonésien. Une voie de délestage du détroit de Malacca à cinq jours de navigation. D’ailleurs, grâce à sa profondeur, le détroit de Macassar constitue déjà une porte de sortie de la sous-marinade chinoise ».

La BARRIÈRE de glace est TOMBÉE

Reste que la Chine juge encore trop importante sa dépendance au détroit de Malacca, notamment en cas de conflit. Aussi Pékin a-t-il jeté son dévolu bien au-delà : en océan Arctique. La fonte des glaces et la réduction accélérée de la superficie de la banquise ouvrent en effet, en période estivale, une voie navigable le long des côtes russes. Un passage au nord-est à travers le détroit de Béring, libéré de sa barrière de glace, raccourcirait notablement le trajet entre l’Europe et l’Asie, au détriment de la traditionnelle route de Suez. La Russie, quant à elle, est persuadée du potentiel de développement de la route qui lui permet d’exporter ses ressources énergétiques d’une part et lui donne, d’autre part, l’opportunité de capter un autre trafic, celui des porte-conteneurs. Pourtant, « l’opportunité d’une route maritime polaire doit être nuancée, que l’on parle de trafic de destination ou de trafic de transit, pondère Hervé Baudu. Le trafic régulier d’hydrocarbures russes à destination des ports européens et asiatiques est une réalité, mais il en va autrement pour le transport de marchandises ». À bien regarder les distances, la route du nord-est pourrait relier plus rapidement le Nord de la Chine au Nord de l’Europe. « Mais le trafic de porte-conteneurs se heurte encore à trop d’aléas : glaces dérivantes, surprime d’assurance et absence de ports refuges font peser trop d’incertitudes. » En définitive, le point d’achoppement de la nouvelle route maritime polaire pourrait bien concerner les navires militaires. En s’appuyant sur son interprétation de la Convention de l’Organisation des Nations unies sur le droit de la mer et en considérant certains détroits comme des eaux intérieures, la Russie exerce une forme de contrôle sur cette route traversant sa zone économique exclusive en s’appuyant sur sa position incontournable dans le domaine de la sécurité maritime dans cette zone. Si cette posture « n’est pas remise en question par un armateur, elle le sera beaucoup plus par les États du pavillon, qui veulent une libre circulation de leur flotte militaire à travers les détroits internationaux », prévoit Hervé Baudu.

Pour l’heure, les enjeux juridiques autour de ces détroits sont encore modestes au regard de leur fréquentation pour le transport maritime international. Mais pour combien de temps encore ? Peu importe les latitudes, l’intensification du trafic commercial et les rivalités des puissances maritimes devront s’accommoder tant bien que mal des fantaisies de la géographie. 

LV (R) GRÉGOIRE Chaumeil 

1. Source www.submarinecablemap.com/submarine-cable/seamewe-3

2. La Turquie, un partenaire incontournable ? Éditions Eyrolles.


Sources : Marine nationale
Droits : Ministère des armées