Compte-rendu
La Mort en milieu militaire. Perspectives sociologiques et comparatives
École militaire. 31 janvier 2013
Journée d’étude fermée. Participation sur invitation
Irène Eulriet
La journée d’étude organisée par l’IRSEM a permis à des chercheurs, des membres du ministère de la Défense et des acteurs du monde associatif d’examiner les dimensions sociales, et non pas biologiques ou psychologiques, de la mort dans le contexte militaire contemporain. La trame de la réflexion qui fut menée consista à suivre le décédé, son corps ou sa représentation, dans les différents milieux et espaces sociaux par lesquels il transite, et à voir comment les groupes en présence se l’approprient. Furent ainsi considérés, le matin, le cercle des camarades militaires et l’institution de Défense et, l’après-midi, les proches – famille, amis ou voisins – et la communauté politique élargie. A chaque niveau, la démarche comparative (interarmées et internationale) fut retenue.
Cette journée a tout d’abord permis de relever deux choses : d’une part, les voies par lesquelles le « milieu militaire » se trouve confronté à la mort sont multiples. En effet, les militaires ont non seulement affaire à la mort (donnée ou reçue) dans le cadre de leur activité stricto sensu, mais ils sont également amenés à prendre en charge les morts indépendamment de toute circonstance guerrière (catastrophes naturelles, accidents industriels ou autre). D’autre part, la mort au combat en tant que modalité première du mourir dans le contexte militaire domine les représentations, au sein et en dehors de l’institution. Alors que le modèle de l’infanterie, « reine des batailles », reste prégnant pour les femmes et les hommes de guerre, le grand public tend à se représenter tout décès de militaire comme étant consécutif au combat. Or un tel cas de figure ne correspond pas, d’un point de vue général, à la réalité.
Il est ensuite apparu que, même pour les militaires, le fait d’être déployé dans une opération de guerre ne suffit pas à justifier la survenue de la mort. La mort reçue et la mort donnée impliquent toujours la recherche d’un sens qui, à défaut d’être précis, exprime une cohérence par rapport à un système de croyances donné. Ces croyances peuvent être partagées et maintenues au sein de groupes restreints (un dispositif opérationnel ou un quartier, par exemple) ou plus larges (une armée ou une nation, par exemple). Les participants à la journée d’étude ont ainsi analysé un spectre de postures morales face à la guerre et à ses conséquences ultimes, depuis la persistance dudit « pacte éthique de réciprocité » jusqu’aux mutations du nationalisme contemporain. Dans tous les cas, il a été question d’identifier les changements que subissent les interprétations, au sein de communautés plus ou moins vastes, du fait de recevoir ou de donner la mort.
Un autre axe de discussion de la journée fut socio-légal. Au-delà des croyances, des organisations règlent les relations entre les vivants et les morts : l’autorité judiciaire en fait partie, ainsi que les services juridiques internes aux armées. Alors que la future procédure interarmées pour encadrer le traitement des affaires mortuaires a été abordée, une partie importante du débat a porté sur les évolutions de la justice militaire en France et à l’étranger. L’usage de la norme juridique par les acteurs sociaux a suscité la comparaison internationale, notamment en matière de droit familial (mariage), successoral (pratique testamentaire) ou encore médical (autopsie). En tout état de cause, le débat a bien pointé le rôle particulier que confère aujourd’hui la survenue, ou la potentialité, de la mort à l’autorité judiciaire dans le cadre des relations entre l’institution militaire, les familles de militaires et les militaires eux-mêmes.
La présentation de dispositifs de soutien aux proches et aux familles en France et aux États-Unis a permis une première appréciation du rôle respectif de l’État et des structures associatives dans ces pays. Elle a également révélé des pratiques nationales contrastées quant à la prise en compte des besoins moraux et psychiques des endeuillés, la constitution de groupes de soutien basés sur la similitude de l’expérience du deuil étant pratiquée aux États-Unis, tandis qu’une démarche fondée sur le diagnostic établi par des professionnels (psychologues ou psychanalystes) est privilégiée en France. Elle a laissé entrevoir des sensibilités différentes quant à l’éventail de personnes susceptibles de bénéficier d’un accompagnement (cercle familial ou amical) et aux présupposés justifiant un tel choix. Cette première appréciation invite sans aucun doute à un approfondissement.
La discussion sur les médias s’est poursuivie, en quelque sorte, tout au long de la journée. Elle a embrassé des questions nombreuses et variées : en quoi la possible réitération à l’infini des images produites en opération modifie-t-elle notre rapport à la guerre et aux pertes ? Y a-t-il des différences nationales quant à la dissémination et à la perception de l’imagerie macabre ? Comment les pertes en opération sont-elles traitées médiatiquement dans différents pays ? Les images diffusées à la télévision, éventuellement relayées sur internet, participent-elles de la production de nouveaux rites ? D’une manière générale, la discussion sur les médias et les technologies de l’information et de la communication a porté sur deux domaines principaux : la place des images dans le processus d’individuation des décédés, d’une part ; le rôle de l’image et de ses supports (télévision et internet, en particulier) dans la naissance de nouveaux rites mortuaires nationaux, d’autre part.
Les nouveaux rites nationaux furent au cœur des contributions de la fin de la journée. Visant à reconnaître l’utilité du sacrifice du mort au combat et du sacrifice consenti par les familles du défunt à son endroit, le système de récompenses honorifiques attribuées au soldat et de compensations matérielles accordées aux familles, en France, fit tout d’abord l’objet d’une présentation détaillée. Celle-ci souleva la question de la classification des cas de décès par les autorités militaires. Cette question, largement envisagée dans d’autres pays occidentaux également, est rendue pressante par les conditions actuelles d’intervention, qui sont celles de guerres asymétriques et de la lutte contre le terrorisme. Ce contexte nourrit la forte demande sociale, au sein et en dehors de l’institution militaire, d’élargissement du nombre des bénéficiaires de droits jusqu’alors réservés aux soldats morts en opération.
Enfin, ce sont les cérémonies d’hommage organisées au Royaume-Uni (Wootton Bassett), au Danemark et en France qui furent comparées. Furent ainsi dépeints plusieurs cérémonials, chacun s’articulant différemment autour de monuments, d’emblèmes, d’hymnes, de défilés, etc. et se démarquant par la présence plus ou moins forte, et admise socialement, de l’État. À la croisée des interventions émergea la question de la façon dont se perpétue le référent national et de la place de l’institution militaire dans ce processus. Pour le dire autrement, une attention particulière fut portée sur les relations entre le patriotisme ordinaire (émergeant des pratiques sociales) et ses formes institutionnelles (promues par l’institution militaire). La journée s’est ainsi conclue sur des hypothèses âprement discutées, relativement à la société dite « post-militariste » ou « post-héroïque » et à la puissance de l’individualisme et du consumérisme contemporains dans le rapport aux pertes de guerre.
Grâce au positionnement particulier de l’IRSEM, des spécialistes issus de la recherche et des membres de l’institution de Défense (ou de son orbite) purent faire de la rencontre organisée le 31 janvier dernier l’occasion d’un échange d’une grande richesse. Qui plus est, la perspective interarmées et internationale adoptée s’est montrée remarquablement féconde. Il faut souhaiter que les travaux engagés puissent se poursuivre, s’amplifier et s’enrichir, à travers des publications et de futurs évènements que nous ne manquerons pas d’annoncer dans cette Lettre.
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