Portrait de Robert Frank, professeur d’histoire des relations internationales à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne
par Pierre Journoud, chargé d’études à l’IRSEM, chercheur associé à l’UMR-IRICE et membre du Centre d’histoire de l’Asie contemporaine de Paris-I
Robert Frank, le général Giap.
En 1994, Robert Frank était élu à la chaire d’histoire des relations internationales de l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il succédait ainsi à René Girault, avec lequel il publia plusieurs ouvrages importants, dans la prestigieuse lignée de Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, ses prédécesseurs en Sorbonne, fondateurs d’une nouvelle école française d’histoire des relations internationales. En 2002, il créa et dirigea l’Unité mixte de recherche Irice (Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe), un important laboratoire regroupant une cinquantaine d’enseignants-chercheurs (Paris I et Paris IV) et de chercheurs CNRS, plusieurs personnels administratifs ainsi qu’un vaste réseau de chercheurs associés français et étrangers. Il était aussi directeur du magistère Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE)[1]. Au moment de prendre sa « retraite » (peut-on encore oser ce mot quand on sait le nombre et l’ampleur des travaux qu’il a programmés ?), Robert Frank laisse, dans le paysage historiographique des relations internationales comme dans le cœur de ses disciples, une emprunte majeure et pour beaucoup d’entre nous indélébile.
De la vingtaine de pages qui constituent la version non exhaustive de ses publications et témoignent de la diversité des thématiques qu’il a approfondies[2], on ne retiendra, pour les lecteurs de la Lettre de l’IRSEM, que ses principales contributions à la réflexion politico-stratégique sur le XXe siècle. Disciple de Jean Bouvier, Robert Frank a fait ses premières armes sur le terrain particulièrement ardu de l’histoire financière appliquée à l’armement dans les années 1930. Dans la thèse qu’il publie en 1982, il bouscule les idées reçues à propos du Front populaire, démontrant que celui-ci a « plus dépensé pour les canons que pour le beurre », selon une formule appelée à la postérité. L’énergique politique de réorganisation de la production et de nationalisation partielle des industries d’armement mise en place pour rattraper le retard du gouvernement Laval en la matière n’a toutefois porté ses fruits qu’après la chute du gouvernement Blum… au printemps 1939 : trop tard, certes, mais l’interventionnisme de l’état dans le champ industriel, banquier et social, allait servir de banc d’essai aux grandes réformes de 1945[3].
Dans un ouvrage devenu un classique, La hantise du déclin, Robert Frank a synthétisé ses travaux antérieurs sur les relations entre sécurité, puissance et identité, autour de la perception du « déclin » de la France, entre 1920 et 1960[4]. La place accordée à l’histoire des représentations et de la mémoire des guerres témoigne d’un élargissement de son questionnement d’origine, qui reflète les progrès épistémologiques de l’école française d’histoire des relations internationales : des attributs classiques de la puissance (armement, sécurité, monnaie) aux représentations du « rang » de la nation ou, en l’espèce, de la perte de ce rang. Nourri des travaux de Renouvin sur les « forces profondes » et de Duroselle sur les « processus de décision », Robert Frank analyse d’une façon très novatrice les articulations entre le militaire et le diplomatique, le politique et l’économique, l’économique et le social, la politique intérieure et la politique extérieure, l’identité nationale et l’identité européenne (objet, par ailleurs, d’un vaste programme de recherche co-animé avec René Girault). On n’étudiera plus la puissance, dorénavant, sans prendre en compte les représentations qui lui sont attachées, dans une histoire fortement encouragée à la comparaison[5].
Ses origines familiales l’aident à décentrer son regard d’historien français. Né en écosse en 1944, d’une mère écossaise et d’un père juif polonais, Robert Frank est devenu un spécialiste international de l’histoire de la construction européenne, de ses aspects politiques, économiques et culturels. Mais il a pris soin de ne pas en négliger la dimension stratégique, en suscitant et en dirigeant de nombreux mémoires et thèses sur l’Europe de la défense, ses relations avec l’OTAN, les guerres de décolonisation, etc. Son intérêt très marqué pour l’histoire des guerres mondiales, tout particulièrement la seconde qui se trouve être à la jonction de ses travaux personnels, le pousse à défricher de nouveaux terrains. Il suscite, coordonne ou dirige quantité de travaux (masters, thèses, manifestations scientifiques et publications collectives) sur la contribution des militaires aux relations internationales, des attachés navals au début du XXe siècle aux chefs d’état-major de la Ve République ; les conflits du siècle et leur mémoire. Directeur de l’Institut d’histoire du temps présent – une histoire qu’il n’a pas cessé d’encourager – entre 1991 et 1994, il a coordonné deux grandes enquêtes, l’une sur les entreprises françaises sous l’Occupation, l’autre sur les commémorations de ce conflit après 1945. La mémoire est encore au cœur d’un séminaire interdisciplinaire de l’IRICE – « Traces de guerre, réparations et enjeux de réconciliation » – qu’il a mis en place avec l’historienne Annette Wieworka et la psychanalyste Eva Weil. Bien avant que les éditeurs et les médias s’emparent du cinquantenaire de la bataille, il a l’intuition d’un grand colloque, en partenariat avec les historiens vietnamiens, sur la bataille de Dien Bien Phu et les accords de Genève qui ont mis fin à la guerre d’Indochine en 1954. Il y en aura trois, en 2004, à Paris, Hanoi [voir photographies] et Pékin, dont les actes seront traduits dans les trois langues. Les liens qui se sont noués depuis lors avec l’Université des sciences sociales et humaines de Hanoi se sont d’ailleurs étendus plus récemment à des coopérations dans le domaine de l’enseignement de l’histoire contemporaine, dont la dimension stratégique n’est pas exclue.
Son analyse des relations internationales et de la politique étrangère de la France s’est également nourrie de dialogues constants et stimulants avec les politologues, perpétuant ainsi une tradition inaugurée par Jean-Baptiste Duroselle. À l’épreuve de l’altérité se dessine l’identité historienne : « L’historien ne croît pas au sens de l’histoire ; mais il s’efforce de faire l’histoire du sens », conclut-il dans l’un de ses articles épistémologiques[6]. Pour y parvenir, pas de mystère, il faut pratiquer une « histoire totale » qui, dans le domaine des études stratégiques, doit articuler plus étroitement encore les « logiques de guerre » aux « processus de paix » (thème de son séminaire principal de DEA-Master 2), dans leur dimension tant spatiale (géopolitique) que temporelle (chronopolitique). Robert Frank est de ces historiens somme toute peu nombreux qui se sont personnellement engagés dans le rapprochement entre le monde universitaire et le monde de la défense, en dépit des réticences parfois entretenues de part et d’autre.
Hommes de responsabilité, d’initiative, d’ouverture, de dialogue et d’intuition, il ne lègue pas seulement à ses successeurs un héritage intellectuel et institutionnel considérable. Il transmet aussi – et peut-être surtout – la conception qu’il se fait d’une communauté scientifique, l’esprit qu’il a insufflé à celle qu’il a patiemment forgée, par son dynamisme communicatif et son exceptionnelle générosité : une communauté d’affects soudée par des projets intellectuels communs, stimulée par une insatiable curiosité intellectuelle, un rythme de travail intensif entrecoupé de moments de partage et de détente en dehors de toute contrainte institutionnelle, et que l’on verrait mieux symbolisée par un pont que par une tour d’ivoire...
À ces deux faces de son œuvre, la jeune génération d’historiens qu’il a contribué à former à voulu rendre hommage dans un volume qui vient de paraître aux Publications de la Sorbonne, sous la direction de Jean-Michel Guieu et Claire Sanderson : L’historien et les relations internationales. Autour de Robert Frank[7]. Professeur émérite, il conserve en particulier deux grandes responsabilités, comme rédacteur en chef de la nouvelle revue d’histoire globale Mondes. Histoire, Espaces, Relations[8]et secrétaire général du Comité international des sciences historiques (CISH). La perspective de la publication sous sa direction d’un ouvrage collectif sur l’histoire des relations internationales, au deuxième semestre 2012, comme sa participation à un colloque international de l’Irice en forme de bilan de trente ans d’histoire des relations internationales, à la mi-décembre, laissent penser que l’heure de la retraite « paisible et fière » louée par Victor Hugo n’a pas encore sonné.
Robert Frank, le général Giap, Pierre Journoud.
[1] IRICE : http://irice.univ-paris1.fr/ ; MRIAE : http://www.univ-paris1.fr/diplomes/mriae/
[2] http://irice.univ-paris1.fr/spip.php?article126
[3] R. Frank, Le Prix du réarmement français, 1935-1939, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.
[4] R. Frank, La hantise du déclin. La France, 1920-1960. Finances, défense et identité nationale, Paris, Belin, 1994.
[5] Voir aussi : R. Girault, R. Frank (dir.), La puissance en Europe 1938-1940, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984 ; La puissance française en question (1945-1949), Paris, Publications de la Sorbonne, 1988.
[6] R. Frank, « Penser historiquement les relations internationales », Annuaire français des relations internationales, 2003, p. 42-65 (www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/FD001267.pdf).
[7] Jean-Michel Guieu et Claire Sanderson (dir.), L’historien et les relations internationales. Autour de Robert Frank, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012 (table des matières et introduction à télécharger sur : http://www.univ-paris1.fr/fileadmin/Publi_Sorbonne/Slideshow/vdp.robert.frank.pdf).
[8]http://www.monde-s.com/page-d-exemple
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