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Hommage à Lucien Poirier

Mise à jour  : 04/02/2013 - Direction : IRSEM

Hommage à Lucien Poirier : du théoricien de la dissuasion au philosophe de la Stratégie.

Par Frédéric Ramel

Hommage à Lucien Poirier,

Du théoricien de la dissuasion au philosophe de la stratégie

Avec la disparition du Général Poirier, c’est le théoricien de la dissuasion nucléaire auquel d’abord et avant tout on rend hommage. Dans un mémorandum de 1967, il élabora une « composante militaire de la manœuvre dissuasive » qui entendit offrir à la France une doctrine originale. A l’époque, la logique dissuasive issue du cadre bipolaire nucléarisé est confisquée par les deux Grands en tant que superpuissances. Toute l’originalité de la réflexion élaborée par Poirier, alors colonel, consiste à doter une puissance moyenne comme la France d’une dissuasion dite du faible au fort. L’idée est d’exposer tout attaquant à une réponse nucléaire, quel que soit la force de frappe de cet attaquant. Il s’agit d’exposer au risque de manœuvre dissuasive cette puissance étrangère. L’une des conditions majeures à la reconnaissance de cette fonction dissuasive relève de la crédibilité technique, c’est-à-dire un programme de fabrication et de développement de l’arme nucléaire. Lucien Poirier a enrichi sa réflexion par l’identification de plusieurs outils pour penser cette dissuasion comme la stratégie minime (être capable de dissuader l’Union soviétique sur le vieux continent permet aussi de dissuader d’autres agresseurs potentiels) ou le seuil de dissuasion (l’intensité des dommages qui entraîne le franchissement d’un risque intolérable pour le défenseur). Une telle perspective est articulée à une conception des fins stratégiques qui ne peut être que la non-guerre. Dans ses Stratégies nucléaires publiées en 1977, Poirier affirme : « l’art de dissuader n’est pas l’art de contraindre – comme la guerre – mais celui de convaincre ». Convaincre qui ? Essentiellement l’entité politique, c’est-à-dire l’État, qui affecte les intérêts vitaux. Ce qui interdit tout partage en matière de stratégie nucléaire. Une telle théorie de la dissuasion constitua le pivot même du premier Livre blanc de la défense adopté en 1972.

Mais il serait simplificateur de restreindre l’apport de Poirier au champ de la dissuasion nucléaire. Sa réflexion ne se limite pas à tirer d’une innovation technologique une posture stratégique appropriée au cas français. Sa véritable contribution à la pensée stratégique se situe aussi et peut-être surtout sur le plan de la recherche fondamentale. En effet, Poirier fut un extraordinaire théoricien. Il a également milité toute sa vie pour une recherche épistémologique dans le domaine stratégique. Nul autre que lui a poussé aussi loin la réflexion sur la dialectique entre le même et l’autre. Ce qui l’amène à interroger le vide d’altérité dans la première décennie de l’après-guerre froide et ces effets sur la stratégie. Ce qui l’incite également à penser le devenir de la France en tant qu’acteur stratégique. Comment adapter les fameux trois cercles identifiés dans les années 1970 à la configuration des années 1990 où le projet européen contraint les conditions de l’action ? Poirier était de plus très sensible à ce qu’il qualifiait de question ontologique (qu’est-ce qu’un État souverain encore aujourd’hui du point de vue stratégique ?). Définissant la stratégie à la fois comme une science et comme un art « de manœuvrer des forces », il l’articule étroitement au projet politique puisqu’en dernier ressort, il s’agit bien « d’accomplir les fins de la politique ». Ainsi, la stratégie est la politique en acte. Mais cette politique en acte se décline par différentes dimensions à l’instar des branches du savoir dans le schéma cartésien. Poirier fait œuvre ici de distinction, c’est-à-dire mettre de l’ordre dans l’usage des termes. Une entreprise toute aristotélicienne appliquée à la stratégie. Poirier distingue la stratégie intégrale, valable en temps de guerre comme en temps de paix. Ce niveau montre bien que Poirier englobait le concept de guerre dans celui de stratégie et non l’inverse; puis les stratégies générales (militaire, économique, culturelle) ; la stratégie militaire générale est elle-même décomposée en stratégie opérationnelle (d’emploi réel ou d’emploi virtuel) et stratégie des moyens (génétique ou logistique). Enfin, le Général Poirier a su développer toute une série de concepts dans le prolongement de cette architecture comme l’espérance politico-stratégique (rapport entre les ressources et les gains escomptés de l’action). Surtout, ces concepts offrent une boite à outils susceptibles d’être appliqués aujourd’hui à des objets d’étude très variés, ce qui fait la grande opérationnalité de l’œuvre élaborée (de l’Union européenne aux seigneurs de guerre par exemple).

Théoricien de la dissuasion et philosophe de la stratégie.

Ces deux aspects de la pensée du Général Poirier sont indissociables. Ces deux aspects doivent beaucoup, en particulier le second, à sa trajectoire biographique. Après son entrée à Sant-Cyr en 1938, il devient ensuite jeune lieutenant et fait prisonnier pendant la Seconde guerre mondiale où il vivra ses années de captivité avec … Jean Guitton ! Ces deux aspects sont associés également à une volonté de transmettre et d’organiser l’activité scientifique dans le domaine. A titre d’illustration, la revue Stratégique fut fondée lorsqu’il exerçait ses responsabilités à la Fondation pour les Études de Défense Nationale. Toute sa vie, il a également accordé une place de choix à l’engagement pédagogique et scientifique. Il reconnaissait en la matière le rôle incontournable de l’École militaire, laquelle lui paraissait comme le « foyer privilégié où pourraient se développer les études et recherches d’une stratégie résolument moderne et prospective ». Il ajoutait : « les hommes et les esprits formés à cette discipline existent dans ce centre, je dirais cette tête ».

Ceux qui travaillent dans le domaine de la pensée stratégique ne peuvent que reconnaître leur dette à l’égard du Général Lucien Poirier. Il a fait œuvre de clarification conceptuelle tout en ouvrant de nouvelles voies pour la réflexion. Autant de perspectives à poursuivre sans relâche car, comme lui-même le soulignait, notre temps consiste « à renouveler notre bagage stratégique, de nous poser les bonnes questions sur ce qui subsiste de l’héritage et des invariants relevés dans la généalogie de la stratégie ».

Frédéric Ramel


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