Editorial, par Frédéric Charillon, directeur de l'IRSEM
En cet hiver 2013, la France est simultanément aux prises avec deux exercices ayant la puissance pour énoncé : 1- la (re)définition, la programmation de cette puissance d’abord, avec la rédaction en voie d’achèvement du Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationales ; 2- la pratique de cette puissance ensuite, avec l’action de ses troupes au Mali depuis le 11 janvier dernier (sans oublier sa présence militaire ailleurs dans le monde). Avec un recul encore faible, on peut dégager néanmoins, peut-être provisoirement, au moins quatre observations, ou plutôt de confirmations de tendances stratégiques.
Première confirmation : la puissance se pense et s’exerce sur des temporalités différentes, qu’il faut bien arriver à concilier en dépit des contraintes du moment. La France n’est pas la seule à devoir adapter son outil militaire en temps réel, pour préparer l’avenir tout en gérant les impératifs du présent, appuyée sur des atouts hérités du passé. Lourde tâche qui tient à la fois de l’analyse des relations internationales (pour anticiper le monde à venir), de la politique publique (pour s’y préparer avec des objectifs et des moyens adaptés), et de la sociologie de la décision (pour gérer les hommes, leur formation, leurs schémas cognitifs). Tout en travaillant à la rationalisation des moyens et en privilégiant la réflexion à long terme (par l’exercice récurrent du Livre Blanc), la France, en Côte d’Ivoire en avril 2011, en Libye de mars à octobre de la même année (opération Harmattan), au Mali aujourd’hui (opération Serval), a joué un rôle ou pris des initiatives militaires rapides, qui ont rappelé qu’elle comptait parmi les puissances les plus aptes à utiliser l'intervention militaire comme outil d’urgence.
Deuxième confirmation : l’autonomie de puissance – ou autonomie stratégique – se compose et se composera de plus en plus demain, de deux volets inséparables. Il importe, dans un premier temps, de disposer de l’outil militaire permettant d’agir seul. Il importe, dans un second temps, de disposer de la « capacité d’entraînement » diplomatique permettant de ne pas le rester. Le premier volet, à l’heure où nous écrivons ces lignes, est déjà mis en œuvre au Mali : Paris a déployé les moyens et la volonté d’agir en pionnier, estimant de sa propre analyse que la situation l’exigeait. Le second volet est en cours de construction, il est davantage diplomatique dans son exécution, et sa réussite constituera un test important pour la France, pour ses partenaires européens, pour ses alliés africains, pour ses amis en général.
Troisième confirmation qui découle de la précédente : le concept de puissance demeure avant tout relationnel et relatif. La puissance n’est plus, comme on l’a cru longtemps au temps de la bipolarité, une somme de capacités matérielles mesurables en chiffres absolus (la possession de n missiles, le pouvoir de faire exploser n fois la planète contre n-x à l’adversaire, etc.). Elle consiste à être en mesure d’atteindre ses objectifs sur un enjeu et un terrain donnés, avec trois variantes de capacité : « faire », « faire faire », et « empêcher de faire ». Etre capable d’agir sans contrainte de pression extérieure ni de moyens (faire), engager d’autres acteurs, par la conviction et non la contrainte, dans des actions qu’ils n’auraient peut-être pas entreprises seuls (faire faire), et être en mesure de stopper des acteurs ou des forces menaçant nos intérêts (empêcher de faire), restent bien les trois registres d’action de la puissance moderne. C’est ce qui explique que chaque situation soit nécessairement sous-pesée à la lumière de ses caractéristiques propres, et non des seuls moyens militaires dont on dispose. C’est ce qui explique, en d’autres termes, que la Libye ne soit pas la Syrie, qui n’est pas non plus le Mali.
Quatrième confirmation enfin : rien ne sera plus jamais comme avant, et les catégories de la pensée stratégique doivent évoluer avec les ressorts de la scène mondiale. L’intervention militaire française au Mali n’est pas un retour aux années 1960 ou 70, pas plus d’ailleurs que le pivot américain n’annonce le retour à une nouvelle guerre froide, ni la nouvelle politique étrangère turque le retour aux Empires, ou au « Grand Jeu » en Asie centrale. A l’inverse, on est frappé dans l’affaire malienne par tout ce qui va à contre-sens de ce que l’on croyait savoir : un État qui, en attendant mieux, lance sans longue préparation une opération sans ses alliés, ni ses partenaires européens ni l’ONU, sur un terrain qui n’illustre ni la guerre urbaine, ni la course aux ressources, voila qui déroute. Mais prenons l’habitude d’être déroutés. Qui aurait prédit, avant le 8 août 2008, le retour de l’invasion terrestre classique d’un État par un autre dans le double environnement stratégique européen et otanien ? Qui aurait prédit qu’Israël et le Hezbollah se livreraient en 2006 au Liban à une guerre à laquelle ni l’un ni l’autre n’avaient apparemment intérêt ? Qui aurait prédit que dans un Moyen-Orient qui semblait s’installer dans une équation stratégique dominée par le jeu entre ses trois puissances non arabes (Israël, Iran, Turquie), les acteurs arabes reprendraient si brutalement le devant de la scène ?
Convenons-en, cet état de surprise stratégique permanent ne facilite guère la doctrine de la puissance. Mais il nous incite d’autant plus fortement à entretenir la marge de manœuvre de sa pratique.
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