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La transition stratégique américaine

Mise à jour  : 18/02/2013 - Direction : IRSEM

La transition stratégique américaine

Par Maya Kandel, chargée d’études Etats-Unis - Relations transatlantiques à l’IRSEM

La réélection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis donne une portée et une validité nouvelles à la directive stratégique de défense (Defense Strategic Guidance ou DSG 2012) parue en janvier 2012, et qui aurait pu disparaître dans les oubliettes de l’histoire en cas de victoire de Mitt Romney. Les États-Unis entrent à présent dans une année décisive avec l’élaboration de la prochaine revue stratégique de défense (Quadriennal Defense Review ou QDR), exigence légale quadriennale dont le rapport doit être soumis au Congrès en février 2014. Or la DSG 2012 marquait une rupture avec la dernière QDR, parue en 2010, en tranchant un certain nombre de points que cette dernière avait laissés en suspens.

Autre résultat des élections américaines de novembre 2012, le Congrès demeure divisé entre le Sénat démocrate et la Chambre où les Républicains ont conservé leur majorité. Cette configuration garantit de nouveaux affrontements budgétaires, le premier étant déjà prévu pour mars prochain (relèvement du plafond de la dette, expiration de la loi budgétaire provisoire de six mois), avec le département de la Défense désormais clairement en ligne de mire.

En effet, l’état des forces au Congrès et surtout l’évolution récente du débat au sein de la majorité républicaine (les républicains étant traditionnellement les plus opposés à la baisse des dépenses militaires) montre que le rapport de force entre fiscal hawks (les « faucons du déficit », pour qui l’équilibre des comptes de l’État prime sur toute autre considération) et military hawks (les « faucons militaires », hostiles à toute atteinte au budget défense) devient de plus en plus favorable à ceux qui entendent tailler dans le budget fédéral à tout prix. Il est donc possible que le Pentagone fasse les frais du prochain bras-de-fer entre les deux partis et doive absorber environ 40 milliards de coupes supplémentaires sur les six mois restant de l’année fiscale 2013.

La transition stratégique américaine est donc confirmée et engagée. Quelles en seront les incidences sur la posture militaire globale des États-Unis ? Quel en sera l’impact sur les doctrines outre-Atlantique ? Sans attendre la publication de la prochaine QDR en 2014, on peut déjà émettre un certain nombre d’hypothèses.

Le tournant de la directive 2012 confirmé

La directive stratégique de janvier 2012 traduisait d’abord l’analyse de l’administration démocrate et particulièrement du président Obama de l’évolution du contexte international, avec le déplacement du centre de gravité du monde vers l’Asie. La « bascule », ou pivot, vers l’Asie, propos principal de la DSG 2012, devrait donc se poursuivre. Elle exprime en effet les préférences de cette administration, mises en avant dès 2009 par le président Obama lui-même (« l’Amérique nation du Pacifique ») – or de nombreux auteurs ont illustré à quel point la politique de sécurité nationale de cette administration est pilotée depuis la Maison Blanche, Obama étant son principal conseiller. Par ailleurs, le pivot vers l’Asie a l’avantage de faire l’objet d’un large consensus bipartisan, une denrée rare à Washington par les temps qui courent.

Mais la directive stratégique était aussi une stratégie répondant à un budget, ou plutôt à une révision de la contrainte budgétaire. La revue stratégique qui a produit le document, et dans laquelle le président s’est impliqué de manière significative et même inhabituelle, a été lancée en septembre 2011, juste après la crise fiscale de l’été 2011 autour du relèvement du plafond de la dette (que les Républicains refusaient en l’absence d’engagements sur une réduction du déficit). Cette crise, rappelons-le, a été résolue par le vote du Budget Control Act d’août 2011, incluant 487 milliards de dollars de baisse sur le budget du département de la Défense, et potentiellement jusqu’à 1000 milliard de dollars de réduction (sur 10 ans).

Les choix présidentiels pour les départements d’État et de la Défense confirment ces orientations. Le sénateur John Kerry a déjà insisté lors de son audition de confirmation au Sénat sur l’importance des outils non militaires de l’action internationale des États-Unis. Quant à l’ancien sénateur Chuck Hagel, il a fermement pris position pour condamner les excès et la mauvaise gestion au Pentagone, justification de son appui à une réduction du budget du département de la Défense. Celui qui serait, s’il est confirmé par le Sénat, le premier militaire à diriger le Pentagone, n’est pas issu du sérail des experts défense (civils) de Washington, en général plus prompts à défendre un budget défense élevé. Il est même membre du groupe « Global Zero », partisans de l’initiative d’Obama du même nom – ce qui pourrait ouvrir soit dit en passant un nouveau et vaste champ d’économies potentielles si la triade nucléaire américaine devait être remise en cause.

Au-delà du budget et des préférences personnelles d’Obama, les contraintes intérieures ont également pesé sur plusieurs autres éléments déterminants de DSG 2012 :

Les officiels américains s’accordent pour dire que la Chine ne sera pas une menace militaire directe pour les États-Unis avant quatre ou cinq décennies. Dans un premier temps, le pivot doit traduire le réinvestissement américain en Asie, avant tout dans les organisations multilatérales régionales (East Asian Summit notamment), auprès de ses alliés traditionnels (Japon, Australie, Corée du Sud) ou renouvelés (Philippines), et par quelques gestes symboliques (2500 Marines à Darwin) ; c’est ce qui explique que le département d’Etat ait été dès 2009 aux avant-postes de sa mise en œuvre. Il permet aussi de sauvegarder la Navy et l’Air Force des restructurations de forces, qui affecteront en priorité l’Army et les Marines. Enfin, il exige la définition de nouveaux concepts doctrinaux, en particulier Air Sea Battle et les stratégies A2AD, qui peuvent servir contre l’autre adversaire étatique potentiel, l’Iran.

Le pivot doit aussi être vu comme la justification positive de plusieurs autres choix essentiels de la stratégie Obama, choix qui risquaient sinon d’être associés au qualificatif moins glorieux de « retrait » :

-          le désengagement d’Irak et d’Afghanistan, deux guerres perdues par l’Amérique,

-          mais aussi, vingt ans après la fin de la Guerre froide, l’accélération du désengagement du continent européen.

Ces retraits répondent aux préoccupations d’une population américaine fatiguée des guerres et de leur coût, et où le sentiment isolationniste n’a jamais été aussi élevé depuis plus d’un demi-siècle ; tous les sondages de ces dernières années montrent des Américains majoritairement opposés à la poursuite de la guerre en Afghanistan par exemple, et majoritairement favorables à une baisse du budget défense. Grâce au pivot, l’Amérique ne se retire pas, elle tourne son regard dans une autre direction.

Conséquence mais en réalité tout autant condition du pivot, l’annonce, toujours dans la DSG 2012, de la fin des grandes opérations terrestres type nation-building et son corollaire, le choix d’une stratégie d’empreinte légère (light footprint), reposant sur l’emploi privilégié des forces spéciales, du renseignement et des frappes de drones. Ces éléments ont en effet l’avantage de se dérouler loin du regard des médias et donc de l’opinion, et, atout supplémentaire, ils permettent de limiter les interférences du Congrès, aspect décisif pour Obama en ces temps de polarisation maximale.

Enfin, derniers éléments essentiels de la DSG 2012, l’insistance sur les partenariats et le transfert d’une partie du fardeau sécuritaire sur les alliés, que ce soit pour des opérations en particulier – à l’image du leading from behind américain en Libye, ou pour les dépenses de défense en général – voir les renégociations en cours en Asie avec le Japon et la Corée du Sud notamment, ou encore le retrait des deux brigades d’Europe et l’insistance sur la smart defense, autre nom du pooling and sharing, censée obliger les alliés à mettre fin à leur dépendance à l’égard de Washington, et si possible à acheter américain dans la foulée.

Le poids des contraintes intérieures

En général, la meilleure garantie contre toute atteinte au budget du Pentagone se trouve au Congrès, chez les nombreux parlementaires directement intéressés par les installations et/ou les programmes du Pentagone dans leur district et auprès de leurs électeurs – ce qu’on appelle le complexe militaro-industrialo-parlementaire (pour une analyse détaillée voir Cahier IRSEM sur le Congrès). Parmi eux, les Républicains sont prépondérants, par idéologie avant tout, mais aussi parce qu’ils sont majoritaires dans les districts et États du sud des États-Unis, où les industries de défense représentent souvent une part significative de l’économie locale.

Or cette fois les choses pourraient bien se passer différemment. Dès le départ d’ailleurs, la pression sur le budget du Pentagone est venue (indirectement) des Républicains de la Chambre : en reprenant la majorité suite aux midterms 2010, ils ont en effet réussi à imposer à Washington un agenda politique centré sur les questions budgétaires et fiscales. Les Démocrates ont alors exigé et obtenu (pendant les négociations de l’été 2011) que la défense soit mise à contribution au même titre que les autres postes budgétaires, avec une parité entre économies à réaliser sur les dépenses militaires et sur les autres dépenses publiques.

Obama a réaffirmé avec force lors de sa deuxième inauguration (discours du 21 janvier 2013) qu’il défendrait les dépenses sociales. Chez les Républicains, qui ne contrôlent après tout qu’une moitié d’une moitié du pouvoir, de plus en plus de conservateurs fiscaux semblent se résigner à des coupes sur la défense, faute de mieux, pour lutter contre l’augmentation des dépenses de l’État – y compris et jusqu’au leadership républicain, puisque le speaker John Boehner multiplie les prises de position en ce sens, secondé ces derniers jours par Paul Ryan. On pourrait même voir des alliances de circonstance entre les plus conservateurs des Républicains, en particulier les partisans isolationnistes de Ron Paul, et les plus libéraux des Démocrates, hostiles à la dimension militaire de la politique extérieure américaine.

Si l’on en croit le vote du 1er janvier 2013 pour éviter la falaise fiscale (American Tax Payer Relief Act), les plus conservateurs et les plus intransigeants des Républicains représenteraient près des deux-tiers du groupe républicain à la Chambre. Ces parlementaires, souvent rattachés à la mouvance Tea Party (ou qui craignent la menace d’un challenger sur leur droite aux prochaines primaires), sont de plus en plus nombreux à admettre que la séquestration constitue leur dernier levier pour lutter contre le déficit budgétaire et sont prêts à imposer des restrictions au Pentagone s’il faut en passer par là.

Il faut bien comprendre que le problème primordial pour eux n’est pas tant la taille du déficit que la taille du budget fédéral. Or la séquestration contient aussi des coupes sur les dépenses sociales, que ce groupe vise en priorité (son objectif est de diminuer la taille du gouvernement). Cette position est dominante au sein du House Republican Study Committee, fief des Tea Party et fraction majoritaire du groupe républicain à la Chambre : on y trouve une coalition d’extrémistes prêts à faire sauter les États-Unis (et le système financier mondial) du haut de la «falaise fiscale », et, plus prosaïquement mais plus important aussi peut-être, menace permanente sur le leadership actuel, en particulier le Speaker John Boehner, qui en semble prisonnier.

Il faut également souligner deux faits notables : le renouvellement très important cette année chez les parlementaires spécialisés sur la défense, avec le départ de plusieurs poids lourds notamment John Kyl et Joe Lieberman au Sénat, deux ardents défenseurs du Pentagone ; et le plus important renouvellement au sein de la Commission des forces armées à la Chambre. Les nouveaux-venus auront nécessairement moins d’expertise, et donc peut-être moins de capacités pour protéger le Pentagone. Autre élément révélateur, deux sénateurs ont déjà décliné la présidence de la plus puissante des sous-commissions budgétaires du Sénat, celle de la Défense justement : un fait politique inédit, et qui semble indiquer que les parlementaires eux-mêmes considèrent les coupes inévitables (d’où une moindre incitation à présider la sous-commission, d’ordinaire l’une des plus prisées car responsable d’un budget de plus de 500 milliards de dollars). Le sénateur Dick Durbin, qui va finalement la présider, vient de confirmer qu’il fallait s’attendre à des coupes, « très bientôt ».

Enfin, le Pentagone a entamé la planification des coupes prévues par la « séquestration » : or tous les observateurs américains reconnaissent que le fait de planifier prend souvent valeur de prophétie auto-réalisatrice à Washington.

La nouvelle posture militaire américaine

En somme, les Etats-Unis entament une transition stratégique, déterminée en grande partie par des contraintes intérieures, notamment (mais pas seulement) budgétaires, et qui devrait se traduire par :

-          le début d’un nouveau cycle décennal de décroissance du budget défense (voir l’évolution des dépenses de défense américaine depuis la Seconde Guerre mondiale) ;

-          une posture militaire globale marquée par un certain désengagement américain, ou du moins un engagement plus mesuré (retrenchment) - cf. Libye, Mali ;

-          la confirmation de l’abandon du paradigme des deux guerres majeures simultanées, avec une baisse en conséquence des effectifs de l’Army et des Marines ;

-          le maintien d’une double capacité, en revanche, pour faire face aussi bien :

  • aux guerres régulières ou interétatiques, avec un accent sur la Navy et l’Air Force et un approfondissement doctrinal sur Air Sea Battle et les stratégies pour lutter contre le déni d’accès (A2AD) ;
  • aux guerres « irrégulières » contre des acteurs non-étatiques terroristes, avec l’abandon de la contre-insurrection et du nation-building en faveur d’une stratégie anti-terroriste « à l’israélienne » marquée par l’usage des forces spéciales, des drones et d’une CIA de plus en plus paramilitarisée (contre les acteurs non-étatiques autres que terroristes en réseaux, le DoD privilégie la formation des armées locales, avec une efficacité qui reste à évaluer – cf. Mali) ;

-          enfin, l’insistance sur les alliés et plus largement les « partenariats » pour faire face à des problèmes de sécurité régionale, insistance qui rappelle la doctrine Nixon.

Ces éléments devraient commencer à se traduire par une redéfinition des priorités budgétaires dès mars 2013, si toutefois les parlementaires parviennent à voter un budget en bonne et due forme (ce qui n’est pas gagné, bien qu’ils risquent désormais leur salaire en cas d’échec). Dans le cas contraire, il faudra attendre la QDR 2014 pour voir ces choix confirmés de manière crédible (ou non).

Il est sans doute un peu tôt pour évaluer tout l’impact de cette transition stratégique sur la relation transatlantique. Pour certains comme Barry Posen, elle devrait aller jusqu’au départ des États-Unis du commandement militaire intégré de l’OTAN, qui, toujours selon Posen, serait alors transféré à l’UE. Une proposition qui peut paraître prématurée pour l’instant, mais qui surgit par intermittence ces derniers temps à Washington. Quoi qu’il en soit, le tournant exprimé par la DSG 2012 vers des Européens « producteurs de leur propre sécurité » est déjà largement engagé.


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