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Entretien avec Tewfik Aclimandos

Mise à jour  : 28/11/2012 - Direction : IRSEM

Entretien avec Tewfik Aclimandos, spécialiste de l’Égypte et chercheur associé en histoire contemporaine au Collège de France, réalisé par Flavien Bourrat. 

Un an et demi après la Révolution égyptienne, peut-on considérer qu’il y a eu en fin de compte un véritable changement de régime et pas seulement un changement de pouvoir?

A priori, on peut affirmer que le régime a changé, mais il y a deux ou trois manières d’aborder cette question.

  1. C’est trop tôt pour se prononcer car l’Égypte se situe à la croisée des chemins. On peut évoquer un changement de régime en constatant qu’il y a désormais un véritable multipartisme et des élections libres, mais aussi l’arrivée à la tête de l’État d’une nouvelle élite qui plaide pour un nouveau système.
  2. Quand on dit que le régime n’a pas changé, soit on est dans la négation de ce qui s’est passé ou on surestime le pouvoir des militaires. On peut toutefois défendre l’hypothèse que toute révolution est suivie d’une redistribution majeure de la propriété, que les possédants sont dépossédés. Or, cette redistribution n’a effectivement pas eu lieu.
  3. Rien ne dit si le nouveau régime sera pire ou meilleur que le précédent : cela dépendra de la place des anciennes élites et de la souplesse des nouvelles. Peut-être y aura t-il un coup d’état militaire notamment avec une population traumatisée par l’expérience de la démocratie.

L’acquis que constitue la mise en place d’élections véritablement libres, permettant aux citoyens de désigner les représentants de leur choix, serait-il susceptible d’être remis en cause par le retour d’un pouvoir à poigne en cas de dégradation forte et durable de la situation économique et sécuritaire ?

Un tel scénario est très difficile à envisager, mais n’est pas impossible. Il serait fonction des différents acteurs, de la situation économique, et de l’attitude des Frères Musulmans, maintenant que ces derniers détiennent les clefs de l’appareil d’État. Quoique de plus en plus critique vis-à-vis du gouvernement dominé par les Frères, la tendance majoritaire de la population n’en reste pas moins très remontée contre l’ancien régime mais aussi contre la jeunesse révolutionnaire. Visiblement, elle souhaite un retour à la stabilité, si possible sans perdre l’acquis de la Révolution. On peut dire, comme le fait un bon observateur égyptien, Said Okacha, que la population veut la stabilité et donc soutient le pouvoir, mais simultanément  veut la dignité et donc pouvoir critiquer voire renverser ce dernier. Par contre, on peut estimer à 6 millions de personnes – le « Camp révolutionnaire », ceux qui ne veulent pas le retour à la stabilité, avec parmi eux 4 millions de chômeurs diplômés, des dizaines de milliers de vendeurs ambulants, des enfants des rues, la « jeunesse révolutionnaire », etc.…

Le scénario du retour d’un pouvoir à poigne est imaginable mais pour le moment, n’est pas souhaité par la population. De quelle structure pourrait émerger un tel pouvoir ? Les deux principales forces organisées dans le pays sont l’armée et les Frères Musulmans. Elles ne sont pas précisément des forces démocratiques mais elles sont obligées pour le moment de composer avec le fait qu’il y a eu des élections libres qui ont permis à la Révolution de ne pas déraper. Après, il est difficile de dire dans quelle direction cela va-t-il évoluer. Les deux forces n’ont pas montré une  véritable attirance pour la démocratie, même si elles pensent que les élections sont un moindre mal. L’armée, en tant que pilier de l ’« État profond », est plus crédible que les Frères, mais elle est obligée désormais de composer avec l’opinion. Les deux forces doivent tenir compte l’une de l’autre.

Des interrogations se font de plus en plus nombreuses sur l’agenda du nouveau pouvoir dominé par les Frères Musulmans, qui contrôle désormais les pouvoirs exécutifs et législatifs. La toute récente « déclaration constitutionnelle » visant à soustraire les décisions gouvernementales du contrôle judiciaire, les signes croissants d’une restriction de la liberté de presse et d’expression indiquent-ils une volonté délibérée de contrôler progressivement les différents domaines de la vie publique ?

Il est clair que le projet des Frères est une prise de contrôle de toutes les sphères de l’État et de la société. Dans ses documents internes – notamment ceux que la police avait saisis entre 1990 et 1992 – la stratégie de la Confrérie repose sur  le projet/concept du  tamkin (NDR : terme désignant la possibilité de la réalisation des grands desseins), à tendance profondément autoritaire. Deux explications principales sont apportées à ce que l’on considère comme une dérive préoccupante. L’une est que les Frères font face à une opportunité historique, providentielle de mettre en application leur projet de tamkin. Ils n’ont pas souhaité la révolution mais ils sont la seule force politique organisée. Ils doivent donc profiter de ce cadeau du ciel avant que les autres forces ne s’organisent. Peut leur importe le score de leur parti aux élections dans la mesure où leurs adversaires politiques sont morcelés. Étant en fin de compte – relativement – minoritaires dans le pays, ils s’arrêtent et attendent dès que les autres formations s’unissent pour les contester. Quand elles se divisent à nouveau, ils repartent à l’attaque. Le décret pris le 23 novembre dernier par Mohamed Morsi pour renforcer son pouvoir apparait bien comme une application du tamkin et place l’actuel gouvernement au dessus de la loi, alors que le précédent régime n’avait pas osé aller jusque là.

L’autre explication est que la situation économique est absolument catastrophique et qu’il faut que les activités redémarrent. Or, cela n’est pas possible tant que l’ordre n’est pas revenu. Il y a donc  une tentative d’intimider tout le monde afin que les gens cessent de manifester pour un rien. Cela ne peut toutefois pas expliquer toutes les manœuvres des Frères. Si ces derniers pouvaient faire réellement ce qu’ils souhaitent, rien ne les arrêterait. Mais ils ne peuvent pas faire tout ce qu’ils veulent, et la politique du tamkin, selon une analyse partagée dans la communauté universitaire égyptienne, pourrait échouer face à la mobilisation et la résistance de la population. Là-dessus, les avis sont partagés et on ne sait pas en fin de compte ce qui est susceptible de se passer.

Comment se positionnent le « Camp révolutionnaire » depuis le coup de force contre l’armée ?

Une fraction importante de cette mouvance soutient Mohammed Morsi suite au coup de force du mois d’août contre la direction militaro-sécuritaire, mais pas inconditionnellement, partant de l’analyse que si l’ « État profond » est toujours tenu par des gens non issus de la Révolution, rien ne bougera. Pour le moment, il n’est pas facile de déterminer le rapport de force. Les révolutionnaires, qui regroupent des islamistes, des gauchistes, des apolitiques (...); privilégient la posture de censeur qui est la plus commode, mais des divergences profondes demeurent sur ce qu’il faut faire, la manière dont il faut s’organiser.

Mohammed Morsi a t-il une véritable marge de manœuvre par rapport à l’appareil des Frères Musulmans, ou n’est-il qu’un primum inter pares, face en particulier au numéro deux de la Confrérie, Khayrat el Shater, qui serait en fait le véritable homme fort du pouvoir et en fixerait les orientations.

C’est trop tôt pour le dire, mais une chose est certaine, c’est que Morsi n’a jamais été le premier parmi ses pairs. S’il y en a un, c’est Khayrat al Shater (même si le Guide Suprême Mohammed  Badie occupe également une place importante), véritable « patron » de la Confrérie dont il est aussi en quelque sorte le ministre des Finances et de l’Intérieur. Il tient à ce titre les cordons de la bourse. Pour autant, le chef de l’État dispose de moyens considérables. Pour le moment, Shater et Morsi se parlent beaucoup, mais les vraies décisions se prennent au Bureau de Guidance, organe exécutif de la Confrérie, et non au conseil des ministres. Morsi lui-même est issu du Bureau de Guidance. Il est profondément « Frère », imprégné de la culture de la Confrérie, mais il a aussi à tenir compte de l’avis des bureaucraties étatiques, notamment sécuritaires. D’après des fuites dans la presse, c’est lui qui aurait su convaincre les Frères de ne pas être trop présents au gouvernement. A-t-il obtenu gain de cause par la persuasion ou par la force ? Il y a une grande interrogation pour savoir qui dicte son comportement à l’autre. Pour le moment, ils se mettent d’accord entre eux.

La Confrérie reste une organisation où règnent une discipline de fer, l’obéissance absolue et le contrôle sur  les militants. La base obéit, mais sait se faire entendre, surtout en période révolutionnaire. Pour être plus précis, si l’on regarde l’organigramme, le règlement interne, la manière dont sont cooptés les gens, la ligne autoritaire, on peut dire que la base ne compte pas. Dans les faits, sur le terrain, il faut nuancer et les choses sont plus fluides. La Confrérie aime faire des sondages et cela a un impact sur son action mais ne veut pas dire qu’elle suit la base.

Le récent départ des plus  hautes autorités militaires et sécuritaires marque t-ils une vraie rupture dans le rapport de force qui existait entre un pouvoir élu et l’armée, au détriment de cette dernière. S’agit-il plutôt, au-delà de la dimension symbolique, d’un réaménagement contractuel entre les deux parties ?

Le départ des hauts responsables militaires a été contraint, que ce soit pour Tantawi, qui  était partant, et  pour Anan, qui souhaitait rester en poste. C’est donc un changement durable dans le rapport de force, d’autant plus que l’amendement constitutionnel limitant les pouvoirs du gouvernement a été supprimé et que Morsi a récupéré le pouvoir législatif. On sait néanmoins que cela n’aurait pas été possible si d’autres militaires n’avaient pas négocié avec les Frères Musulmans. Le plus problématique est que, sachant Tantaoui sur le départ, le Conseil Supérieur des Forces Armées (CSFA) a fait des offres aux Frères. A ce moment là, ces derniers ont-ils  négocié avec le plus fort, le plus offrant parmi les militaires ? On le saura ultérieurement.

Il semble, concernant le rapport de force, que l’on s’oriente vers une formule « à la Moubarak ». Le président, investi de pouvoirs étendus, prend les grandes décisions et l’armée obéit. Mais on ne touche pas aux privilèges de cette dernière. Reste bien entendu l’inconnue de la politique étrangère. A ce titre, Le CSFA, créé par Tantawi, est maintenu et le président n’a plus le droit – en vertu de la déclaration constitutionnelle de juin 2012 - de déclarer la guerre sans son autorisation votée à la majorité de ses membres. Le changement opéré en août traduit peut-être aussi un conflit de génération, les gradés les plus jeunes voulant mettre à l’écart leurs ainés à la faveur de la transition.

Qu’est ce qui serait en mesure de rompre ce modus vivendi ?

Tout dépend de savoir si les Frères sont dans un processus de tamkin. A priori, les Frères ne disposent pas des cadres capables de tenir et gérer l’appareil d’État, et on peut s’interroger sur leur capacité à assurer la relève. Ils ont en fin de compte besoin du savoir faire des militaires qui « pantouflent » partout au sein de l’appareil d’État, et ne peuvent se permettre de les écarter. D’une manière générale, les militaires « galèrent » pendant vingt ans puis accèdent au sommet ou alors pantouflent dans des emplois bien payés. Va-t-on continuer ou non sur ce mode de fonctionnement,  ou bien améliorer les salaires de la base. Il faut attendre les prochains départs et promotions pour voir. Les Frères oseront-ils toucher à l’empire économique de l’armée ? Cette hypothèse, encore impensable il y a encore peu, ne doit plus désormais être totalement écartée. Les Frères tentent ainsi de diligenter des enquêtes pour vérifier ce qui se passe dans l’empire économique de l’armée, certes avec l’accord du sommet de la hiérarchie militaire, mais on peut supposer qu’il y a des résistances au sein de celle-ci.

L’autre question importante est celle du droit des jeunes Frères d’entrer à l’Académie militaire, droit qui leur était refusé auparavant. Pour le moment, les militaires ont fait savoir que l’accès continuerait à en être interdit aux militants politiques et que cela faisait partie du deal global. 

Le facteur contrainte pèse structurellement sur tout pouvoir égyptien concernant la politique étrangère du pays, en mettant en évidence la dépendance de ce dernier en matière d’aide économique, de ressources hydriques, etc. Ce paramètre a-t-il été réellement intégré par le nouveau pouvoir ?

De même que les besoins en investissements étrangers, les contraintes sur les décideurs égyptiens sont énormes, notamment concernant les relations avec les États-Unis et Israël. En outre, les relations entre l’Arabie saoudite et les Frères Musulmans sont depuis vingt ans notoirement mauvaises, en dépit du fait que Morsi y ait effectué sa première visite officielle à l’étranger. Les  Saoudiens ont ainsi très mal réagi à leur proposition concernant une coopération quadripartite (Égypte, Iran, Arabie saoudite et Turquie) sur la Syrie. Les Frères rêvent par conséquent d’un partenariat avec le Qatar, la Turquie et la Chine, cette dernière étant jugée moins interventionniste que les États-Unis. Ils aimeraient aussi se rapprocher de la Libye, où ils espéraient que leurs homologues parviennent au pouvoir, mais cette dernière ne le souhaite pas.

Au sein de l’actuelle administration américaine, il y a une impression de flottement concernant la conduite à tenir vis-à-vis du nouveau pouvoir égyptien, étant donné l’impossibilité qu’il y a à soutenir pareillement un pouvoir à dominante islamiste et Israël.  Vu de Washington, il  existe de solides motifs d’appuyer les Frères, dont les atouts sont estimés multiples : ils ont des moyens de pression sur le Hamas, notamment au niveau du dialogue inter palestinien; ils ont un programme économique plus ou moins sensé et plus séduisant que celui de l’armée ; ils sont la seule force organisée du pays et donc susceptibles de stabiliser la situation intérieure ; enfin, ils ont gagné les élections. Si les Américains veulent les appuyer, c’est pour qu’il y ait une véritable transition démocratique. Le problème est que si on veut une véritable transition, mieux vaut ne pas s’appuyer sur les Frères ! 

La situation sécuritaire dans le Sinaï et la relation avec Israël ne sont-ils pas  les dossiers  plus inconfortables et les plus risqués à gérer pour l’actuel gouvernement ?

Le nouveau pouvoir égyptien est effectivement en difficulté concernant le Sinaï. Il y a des approches différentes mais pour le moment, le point de vue de Morsi prévaut. L’amélioration de la sécurité dans le Sinaï passe t’elle par une collaboration avec le Hamas, celui-ci étant la clef de toute solution ? Morsi veut faire suffisamment de concessions au Hamas pour que ce dernier casse le mouvement jihadiste, au lieu de le laisser s’infiltrer. En même temps, il emploie d’anciens islamistes et salafistes armés pour négocier avec les jihadistes du Sinaï, sans que l’on sache si cela fonctionne. Par contre, on ne sait pas ce que pense le nouveau ministre de la défense, Abdul Fatah al Sisi (alors que son prédécesseur, Tantawi, considérait que le Hamas était une partie du problème). La Direction des Renseignements Militaires (DRM), qu’il dirigeait auparavant, est devenue l’organisme sécuritaire le plus important et le plus puissant au détriment du Service des Renseignements Généraux. Quand le chef d’État-major s’est rendu dernièrement dans le Sinaï, il a tenu des propos qui différaient de ceux de Morsi. Cela pourrait-il  témoigner moins d’une divergence de vue que  d’un partage des rôles ?


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