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Entretien avec Patrick Haimzadeh

Mise à jour  : 05/12/2012 - Direction : IRSEM

Entretien avec Patrick Haimzadeh, spécialiste de la Libye, réalisé par Flavien Bourrat.

Patrick Haimzadeh est l'auteur de l’ouvrage "Au cœur du régime de Kadhafi", Jean-Claude Lattès, Paris, 2011.

Dès le début de la crise libyenne, vous pressentiez que l’État libyen issu de l’indépendance en 1952 avait probablement vécu dans le format qui existait jusqu’à maintenant. La situation prévalant actuellement, marquée par une fragmentation, voire une dislocation de l’organisation administrative et politique du pays, corrobore-t-elle cette hypothèse ?

Dès le début de la crise, début mars, le risque de guerre civile était prévisible, du fait de la fragmentation de la société libyenne et de ce que j’appelais « l’équilibre dynamique » du système Kadhafi. Aujourd’hui, la dislocation administrative et politique se traduit par des affrontements que deux facteurs peuvent expliquer : l’omniprésence des armes, mais aussi la militarisation des esprits, et le repli sur les identités primaires (qui se font sur la base des quartiers, des villages, des tribus, de la famille élargie). Ces fondamentaux étaient déjà présents sous Kadhafi, mais la guerre a renforcé ce phénomène car la population s’est constituée en milices autour de ces identités. Par exemple, à Tripoli, on trouve la grande milice Souk al Jumu’a. En zone urbaine, l’identité primaire s’établit à l’échelle du quartier et dans les zones rurales à l’échelle des villages, parfois des clans et des tribus. Cela est notamment pertinent dans le Djebel Nefoussa et dans certaines régions de Cyrénaïque.

Tout cela est aussi une conséquence directe et inévitable des huit mois de guerre civile ouverte et de l’intervention de la coalition internationale. Les incidences sur le long terme de ces huit mois de guerre n’ont pas été évaluées à juste mesure, ou ont été sous-estimées. La fragmentation ne corrobore peut-être pas la fin de l’État, mais contrairement à ce que l’on constate en Tunisie et en Égypte, la situation résulte de fait d’une guerre menée par les armes. Dans la reconstruction libyenne, l’idée prévaut que le plus fort militairement parlant l’emporte. La fragmentation existait déjà sous Kadhafi et elle constituait une donnée forte sur lequel ce dernier a su asseoir son pouvoir. Les lignes de fracture se focalisent désormais entre « pro » et « anti » intervention extérieure, et non plus uniquement entre loyalistes et révolutionnaires. Il existe un rapport de force qui fait que fatalement, il y a un vainqueur et un vaincu et aucune place pour le compromis, comme l’atteste le face à face très violent entre Bani Walid et Misrata. Nous sommes dans une logique de retournement du balancier, ce qui est une conséquence de la légitimation de la guerre comme moyen d’accession au pouvoir.

Bien qu’il n’existe pas apparemment de revendications indépendantistes au sein des différentes entités régionales qui constituent la Libye, les forces centrifuges actuellement à l’œuvre sont-elles susceptibles d’aboutir, en particulier en Cyrénaïque, à des formes de partitions non achevées et non reconnues internationalement ?

La situation est extrêmement fragmentée en Cyrénaïque. Certes, on y observe un sentiment général d’appartenance à une même région, un sentiment identitaire fort et un rejet du pouvoir central. Mais il y a des tendances et des projets différents, et il n’existe pas de consensus sur un projet autonomiste cohérent, à l’exception de la ville d’Al-Marj. De facto, il y a beaucoup de micro régions qui sont déjà autogérées, et l’articulation entre identité locale et région est problématique. On ne remet cependant pas en question le fait que la Libye soit une entité. En fin de compte, tout dépend de la façon dont va évoluer le pouvoir à Tripoli. Si ce dernier continue à être faible et favorise un sentiment de marginalisation, il risque de se produire des divisions sans que l’on sache sous quelle forme car il existe une forte imbrication ethnique et sociétale entre l’Est et l’Ouest. Il y a une pratique qui fait que les gens veulent s’autonomiser au niveau local, y compris au niveau sécuritaire, mais il y a en même temps un discours affiché de voir émerger un État central fort, impartial et transparent, ce qui n’est pas le cas actuellement, surtout en ce qui concerne la redistribution de la rente pétrolière.

Un fédéralisme viable – et donc supposant l’existence d’un pouvoir central qui fait défaut actuellement – aurait le mérite aux yeux des habitants de l’est du pays, de rééquilibrer à leur profit le centre de gravité de la Libye. Quels pourraient en être les fondements principaux ? Une telle solution est-elle encore envisageable dans la configuration actuelle ?

Les quelques semaines ayant suivi la chute du régime Kadhafi ont été décisives. Le régime naissant était forcément l’héritier de ces huit mois de guerre civile, il va être extrêmement difficile de revenir en arrière. Une fédération pourrait-elle se constituer sur la base des trois régions historiques? Misrata et le Jebel Nefoussa, qui se sont désignées maintenant comme des régions à part entières, se sentent-elles encore appartenir à la Tripolitaine ? Au sein de la commission de 60 membres chargée de l’élaboration de la constitution – dont on ne sait si elle sera désignée ou élue –, chacune des trois régions historiques sera représentée à part égale. Or, cette disposition héritée de la constitution de 1951, n’est plus représentative des nouvelles répartitions spatiales de la population, dont celle de la Tripolitaine, qui en regroupe 65%, risque de se sentir ainsi lésée. Le système fédéral suppose l’existence d’un pouvoir central qui fait défaut et se heurte à l’émiettement des composantes politiques et administratives. La question se pose aussi de la répartition des ressources pétrolières : doit-elle se faire au prorata du poids des richesses dans chaque région? Cela donnerait lieu à des marchandages. On ne sait pas vers quoi cela devrait mener. C’est toute la problématique de l’articulation du local et du national. Misrata, qui a un rôle dominant en Tripolitaine, souhaite constituer sous son égide une grande « région centre » englobant Syrte, considérée comme prise de guerre. Les Berbères du Djebel Nefoussa souhaiteraient également bénéficier d’un statut privilégié. En répondant à ces revendications, on ouvrirait une boîte de Pandore qui aboutirait, soit à des  négociations, soit à des rapports de force, ce qui explique que les Zintan se sont remobilisés car ils craignent d’être marginalisés. C’est la conséquence de cette militarisation des relations. Sous Kadhafi, beaucoup de choses passaient par la négociation et on arrivait à l’usage de la force quand les mécanismes traditionnels avaient échoué. Aujourd’hui, c’est le poids des armes qui l’emporte.

La transition politique et la mise en place de nouvelles institutions, pour des raisons propres à l’histoire et aux structures du pays, s’avère un processus encore plus ardu en Libye que chez ses voisins tunisiens et égyptiens. Dans l’élaboration de la future constitution, la répartition des pouvoirs, le mode de scrutin, le caractère civil ou religieux de l’Etat, l’organisation administrative et territoriale ont-ils un sens aux yeux des élites dirigeantes et de la population ?

Les gens voient avant tout l’intérêt de leur région et de leur ville. La majorité des élites dirigeantes sont coupées de leur milieu d’origine, car la plupart sont parties de Libye depuis vingt ans et sont détachées de leur groupe d’appartenance, ce qu’on leur reproche. Ces élites ont une vision plus ou moins rationnelle des institutions, en décalage avec la réalité constituée par un certain nombre de responsables et de milices locales qui finalement n’ont pas intérêt à voir la construction d’un État fort. Au contraire, il est nécessaire, pour préserver leur pouvoir et leurs acquis y compris économiques, à ce que se maintienne cette situation de paralysie étatique. Par contre, le caractère civil ou religieux de l’État ne crée pas un clivage. Ce qui fait débat, c’est l’utilisation par certains partis de la religion à des fins politiques. Concernant la nature des institutions, on ne veut plus d’homme fort et on préférerait un système parlementaire, sans que l’on sache vraiment ce que cela implique. La population a, elle, des revendications très concrètes : la sécurité, l’économie, un Etat impartial, transparent, honnête. Toute nouvelle institution est d’emblée dénigrée car on se rend compte que l’État n’est en fait que la marionnette des groupes les plus influents et puissants.

Comme en Tunisie et en Egypte, la dégradation de la situation sécuritaire est une des préoccupations majeures de la population libyenne. Quelle en sont les causes principales ?

La situation sécuritaire est la préoccupation première pour la population, bien avant les problèmes économiques. C’est la conséquence de la guerre civile et de la destruction des services de l’État qui ont fait des milices les dépositaires de facto du monopole légal de la violence. Le CNT, puis le gouvernement, n’ont pas eu d’autres choix que de sous-traiter ces tâches régaliennes à des milices tout en tentant de les intégrer à des structures étatiques. Soit on faisait un recrutement sur des bases individuelles, ce qui était compliqué car il n’y avait plus d’armée, soit sur des bases collectives. Dans ce dernier cas, les katibas se présentaient en groupe constitué, signaient un accord et étaient intégrées dans l’armée régulière. C’est ce qui s’est produit. Or, c’était sans compter sur l’agenda de ces groupes qui entendaient avant tout conserver leur autonomie et leurs intérêts locaux. L’exemple d’un ancien chef de milice salafiste de Benghazi et chef du « Bouclier de la Libye » à l’Est, est révélateur, la force qu’il dirige étant un agglomérat d’anciennes milices intégrées en unités constituées. On retrouve les mêmes mécanismes à l’ouest, chez les gens de Misrata. La faiblesse de l’État est autant une cause qu’une conséquence de cette situation. Il n’y a pas de stratégie cachée consciente, de la part des acteurs politiques, si ce n’est peut-être le cas de certains ministres ou de responsables des appareils sécuritaires et militaires qui ne voient que les intérêts de leur région ou de leurs milices d’origine, contribuant en cela à discréditer le Congrès Général National.

Les milices salafistes, telles Ansar al charia, ont-elles des liens avec la formation islamiste légaliste du Parti de la Justice et de la Construction ou d’autres composantes politiques ?

Il ne semble pas y avoir de liens ni de connivence avec le PJC parti ayant grâce à ses réseaux une efficacité politique supérieure aux autre formations, et dont les membres sont considérés par les salafistes comme s’étant compromis avec le régime précédent. Par contre, des connivences existent avec des responsables sécuritaires et des chefs de milice. Mustapha Abdeljalil, quant il était à la tête du CNT, a eu un rôle négatif à ce sujet, dû à son conservatisme et à son laxisme vis-à-vis de cette mouvance, même s’il n’avait probablement pas les moyens de faire autrement. Au sein du courant salafiste libyen, on retrouve les trois tendances classiques : les quiétistes, qui font plutôt dans le caritatif et reconnaissent le pouvoir en place ; les politiques, dont le représentant est Abdelhakim Belhadj, qui se définit comme un salafiste nationaliste et a été le grand perdant aux élections ;  les jihadistes, à l’instar d’Ansar al-Charia, qui sont rejetés par une partie importante de la population, mais disposent d’armes et de réseaux.

Peut-on parler, dans la situation actuelle, d’une armée libyenne ? Sachant que la défense nationale, y compris dans un système de type fédéral, est du ressort de l’État central, peut-on envisager une unification des groupes armés ayant acquis une légitimité militaire sur le terrain ?

L’unification des groupes armés est peu probable, chacun ayant son propre agenda. Si tel est le cas, l’armée restera faible de manière durable et ne sera pas en mesure de faire face aux milices puissantes. Celles-ci n’ont pas rejoint l’armée dans le cadre d’engagements individuels, mais sous forme d’unités constituées. Il existe par conséquent un risque de multi-polarisation des forces de défense et de sécurité. D’ores et déjà, le vice-ministre de la Défense, Siddiq Mabrouk Al Obaydi (proche de Belhadj) dispose de sa propre milice parallèle, le « Corps des Garde Frontières », véritable petite armée disposant de son propre budget quasiment équivalent à celui de l’armée nationale, et indépendante de son ministère de tutelle. Par ailleurs, on observe des campagnes d’assassinats d’anciens militaires ralliés au nouveau pouvoir. Ce dernier doit-il recycler les anciens militaires s’il ne dispose pas de professionnels dotés de réelles compétences en la matière ? Il y a ambigüité sur les missions de l’armée nationale, en principe destinées à défendre le pays contre des agressions extérieures. Or, elle n’apparaît pas comme un instrument de défense impartial de la sécurité nationale, mais bien plus comme un outil de coercition intérieure, par exemple contre les régions n’ayant pas soutenu le CNT, ce qui contribue à la décrédibiliser. 

La porosité des frontières libyennes, notamment aux trafics d’armes, est une préoccupation majeure des pays de la région, dans le contexte de crise sécuritaire qui prévaut dans l’espace sahélo-saharien. La disparition du régime Kadhafi a provoqué un vide sécuritaire dans une grande partie du territoire libyen. Comment le nouveau régime, ou plutôt les différentes factions le composant, envisagent-ils de reprendre le contrôle de ces zones ?

Le nouveau pouvoir ne sait pas comment reprendre le contrôle de ces zones frontalières où existent des enjeux économiques et de pouvoir local importants, qui étaient déjà présents sous le régime précédent. On y observe donc une lutte pour s’assurer la suprématie des flux frontaliers, ce qui explique notamment les affrontements entre certaines tribus. Les frontières au Nord-Ouest sont contrôlées par les Zintan et les berbères de Zuwara, et elles échappent au pouvoir central. En descendant vers le sud, les milices gouvernementales n’ont pu dépasser la ville de Brak, fief de la tribu Magarha. Les puits de pétrole du Fezzan sont surveillés par les Zintan, qui y prélèvent leur part. Les Toubous continuent à gérer les régions frontalières et les axes avec le Niger et le Tchad. Ils ont fait allégeance au pouvoir central, mais ne veulent pas d’ingérence de la part de ce dernier. Vers l’Égypte, des tribus locales gèrent le contrôle des frontières, lieu d’importants trafics de et vers la ville de Siwa. On constate, en outre, une reprise de l’immigration gérée par les milices locales en fonction de leur intérêt propre, les Libyens ayant besoin de cette main d’œuvre. Concernant les frontières maritimes, la Marine libyenne exerce peu de contrôle. Les navires obéissent aux groupes locaux et ne disposent pas d’un commandement unifié, et les réseaux hertziens ont été détruits, ce qui rajoute aux problèmes de communication.

En conclusion, on peut quand même retenir certains éléments positifs de la situation actuelle : la capacité des Libyens à s’autogérer bon an mal an ;  la référence à un État libyen, en tout cas au plan symbolique ; le maintien de processus traditionnels de gestion de la violence et de négociation. Cela ne signifie toutefois pas que le risque de pics de violence et d’autonomisation accrue des régions frontalières soit écarté.


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