David Delfolie est docteur en sociologie, chargé d’enseignement (Master 2 Pro FSESG), et chercheur associé à l’IDHE (UMR 8533) de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Les éléments avancés ci-après sont extraits d’une enquête comparative sur la couverture médiatique du conflit libyen en France, au Royaume-Uni et en Allemagne, réalisée dans le cadre d’une consultance de l’IRSEM.
Les raisons qui ont présidé à la décision de plusieurs pays d’intervenir militairement, et donc politiquement, dans le conflit libyen sont nombreuses. Elle résulte d’une conjonction de facteurs, qui au-delà de l’intention, ont rendu possible sa concrétisation. En effet, la motivation première avancée fut la volonté de protéger les populations civiles insurgées de la répression du régime libyen, en particulier celles de la ville de Benghazi, lieu pionnier de la contestation populaire, sous la menace d’une reprise en main violente par les forces de sécurité loyalistes. Cependant, d’autres explications ont motivé et permis l’intervention militaire. Surpris par les évènements tunisiens et égyptiens, critiqués pour leurs liens de proximité antérieurs avec les régimes déchus et leur manque de réactivité pour accompagner les mouvements démocratiques naissants, les gouvernements occidentaux, et notamment français et britanniques au regard de leur passé colonial dans le monde arabe, ont eu à cœur de démontrer leur changement d’attitude au travers du cas libyen. Ceci fut d’autant plus facile que Mouammar Kadhafi, bien que revenu quelque peu en grâce auprès de certains dirigeants européens après des années de défiance réciproque, était un adversaire commode à condamner. Les intérêts économiques, en particulier ceux liés à la production pétrolière, ont aussi joué un rôle important. Des éléments conjoncturels de politique intérieure ont également été relevés par la presse en France et au Royaume-Uni pour expliquer l’activisme de leurs gouvernants. Par ailleurs, au regard du contexte géopolitique en présence, l’anticipation de faibles risques militaires d’une opération aérienne et navale a facilité la décision de sa mise en place : l’armée libyenne régulière était jugée mal équipée, de même que les conditions météorologiques et le terrain désertique sans beaucoup de relief apparaissaient extrêmement favorables. Enfin, bien que son explication conserve des zones d’incertitude, la relative neutralité de la Chine, et surtout de la Russie, qui n’ont pas usé de leur véto au Conseil de sécurité de l’Onu pour empêcher le vote d’un cadre légal à l’intervention, a été décisive.
I / Une couverture médiatique relativement homogène du conflit.
Au-delà de son scénario géopolitique, qui fut assez unanimement partagé, l’opportunité de l’intervention militaire a été discutée, notamment en Allemagne qui n’y participait pas, mais aussi dans les pays y étant investis. Selon les médias, une tribune plus ou moins importante a été offerte aux opinions plurielles qui ont exprimé des réticences quant à sa nécessité. À cet égard, les sondages d’opinion ont montré que les populations des États engagés dans le conflit étaient très partagées sur le choix de leur gouvernement. Par ailleurs, au fil du déroulement de l’intervention, des doutes ou des questionnements sont survenus à propos de la stratégie militaire, mais aussi politique, poursuivie par la coalition de l’Otan, dont les divergences internes ponctuelles ou plus profondes ont été soulignées. De même, lorsque les opérations armées ont progressivement dévié d’une protection des civils sous la menace de la répression du régime libyen à une action manifeste pour parvenir à la destitution de ce dernier, des critiques sur l’interprétation très extensive du cadre légal fourni par la résolution 1973 n’ont pas manqué d’émerger et de conforter les positions des sceptiques de la première heure. Parallèlement, diverses mises en garde étayées sur les groupes insurgés ont également nuancé l’enthousiasme de la victoire sur les troupes de Mouammar Kadhafi. Enfin, l’écho donné aux dégâts collatéraux des opérations militaires (pertes civiles, tirs amis, etc.) et à certains évènements troubles, comme les circonstances de la mort du dictateur libyen, a suscité des interrogations récurrentes.
Une résonnance plus ou moins large a été donnée à ces dimensions critiques de l’intervention militaire, permettant de distinguer des tendances dans le traitement éditorial, notamment s’agissant de la presse écrite. Toutefois, aucun titre n’a passé sous silence ces aspects ou même remis en question le bien-fondé de l’un d’entre eux. De plus, d’autres grands traits du conflit, ceux-là sur le fond, ont fait l’objet d’un large consensus médiatique, au-delà des nuances qu’il convient d’apporter à ce constat. En effet, globalement, l’intervention en Libye a été présentée comme une guerre juste, légitime et à risques mesurés, en dépit des questions soulevées quant à son opportunité (réserves politiques, économiques et diplomatiques). Contrairement à celle du Kosovo, non seulement les divergences sur ces trois points n’ont pas engendré de clivages profonds parmi les médias, mais la couverture médiatique du sujet n’a pas suscité en elle-même de nombreux débats critiques a posteriori. Plusieurs raisons expliquent cette configuration. La communication institutionnelle et politique a été plutôt bien maîtrisée, tout au moins n’a-t-elle pas reproduit les erreurs du conflit au Kosovo. Ensuite, au-delà des conditions d’exercice du métier de grands reporters toujours difficiles dans l’absolu in situ, la guerre en Libye a été « facile à couvrir » pour les journalistes en termes d’accès à l’information par comparaison avec d’autres terrains d’opérations. Cela explique notamment que les phases de pics informationnels ou les faits présentés aient été assez similaires dans les médias. Par ailleurs, le conflit, s’il n’a pas suscité une adhésion populaire massive, n’a pas non plus engendré un mouvement de franche hostilité. Cela a été facilité par le fait que le conflit libyen s’est singularisé par des pertes matérielles limitées pour la coalition de l’Otan et fut surtout pour les forces occidentales engagées la première guerre sans mort au combat : le seul militaire engagé dans l’intervention qui est décédé durant son déroulement est un pilote britannique en repos victime d’un accident de la circulation en Italie. De même, l’impact des raids aériens pour la population libyenne (décès, déplacements de réfugiés, urgence humanitaire), s’il a été conséquent, n’a pas été aussi dommageable que par exemple lors du conflit au Kosovo, où les images et les témoignages de civils en détresse se sont multipliés. Enfin, la personnalité détestée de Mouammar Kadhafi, la légalité de l’intervention au regard du droit international, même si elle fut discutée quant à ses développements, le faible risque d’engrenage militaire régional (à l’inverse de ce qui se poserait en Syrie) et la justification initiale apportée de prévenir une répression massive ont permis préalablement de délégitimer la possible survenue d’un bruyant procès en injustice.
On peut par exemple caractériser la relative homogénéité de la couverture médiatique du conflit libyen en observant en particulier le traitement stricto sensu des opérations militaires de la coalition de l’Otan. En termes de contenus informationnels, elles ont fait l’objet de récits très similaires dans les trois pays étudiés. Ayant tiré les enseignements de l’intervention au Kosovo, l’Otan et les forces armées nationales engagées ont fait le choix d’une transparence importante quant à la publicisation de données tactiques (nombres de sorties aériennes, ressources mobilisées, etc.) dans la limite des contraintes opérationnelles nécessitant la préservation du secret (scénario(s) stratégique(s), annonce des cibles, « embargo médiatique » avant l’utilisation des hélicoptères de combat, aides matérielles aux insurgés, etc.). La masse des informations convergentes disponibles, notamment relayées par les agences de presse, a conduit à une diffusion assez unifiée des éléments factuels sur les raids aériens. De même, contrairement à la situation au Kosovo, les journalistes ont eu un accès direct sur le terrain, à Tripoli sous contrôle des autorités libyennes ou avec les rebelles. Ils pouvaient ainsi montrer, avec des points de vue différents selon leur lieu de présence, les effets des bombardements (cibles touchées, etc.). Les constats effectués dans les reportages in situ n’ayant pas souligné d’incohérences majeures avec les données fournies par la communication opérationnelle, la parole de cette dernière s’est trouvée confortée et par extension rapportée assez unanimement. Elle a été d’autant plus crédibilisée – sans beaucoup de mise en doute dans sa globalité – que l’Otan a par exemple reconnu rapidement les « bavures » ou les faits de « tirs amis » chaque fois qu’ils ont été évoqués par les médias. En règle générale, ces questions occupent une place importante dans le traitement médiatique – font le buzz– et suscitent des questionnements embarrassants sur le plan de l’image quand ils comportent des zones d’ombre. C’est une règle journalistique constante, comme la nature qui a horreur du vide, les médias s’emparent toujours irrépressiblement des incertitudes qui leur sont soumises afin de les dissiper, pour le meilleur et aussi parfois pour le pire. Là encore, l’expérience du Kosovo apparaît comme un cas idéal-typique. Ainsi, presque cyniquement pourrait-on dire, l’exercice de transparence, facilité par des conditions d’intervention limitant les « dégâts collatéraux », a d’une certaine manière préservé la coalition de l’Otan de focalisations extensives sur les conséquences humaines et matérielles de ses opérations. Quant aux images des manœuvres, elles ont été assez nombreuses dès le déclenchement de l’intervention militaire, participant quelque part à déplacer rapidement l’attention, et donc les sujets consacrés au conflit, sur d’autres terrains de préoccupation que celui du compte-rendu de l’action armée des alliés. Sur cet aspect, on peut toutefois souligner des différences de pratiques entre la France et le Royaume-Uni, qui participaient aux opérations militaires, avec une conséquence inattendue. En amont, les deux pays ont accordé un nombre élevé d’accréditations aux journalistes pour effectuer, sous contrôle étroit, des reportages sur les bases aériennes mobilisées ou sur les bâtiments engagés. Il s’agissait par ce moyen de communication de donner à voir les préparatifs et la logistique militaires, ainsi que « la vie au cœur de l’action » des professionnels concernés dans une perspective illustrée de renforcement du lien armée-nation. Néanmoins, en aval, l’état-major des armées français a mis à disposition des médias, via le Serte (service d’exploitation radio télévision extérieur), des contenus visuels extraits du matériel produit par les équipes de l’ECPAD présentes sur le terrain des opérations. A l’inverse, les Britanniques ont privilégié l’accueil de reporters embarqués sous embargo aux côtés de leurs troupes. Au final, certains médias du Royaume-Uni ont utilisé des images officielles fournies par les autorités françaises car elles étaient plus parlantes parfois que les vues des opérations non-censurées de leurs journalistes présents sur le terrain, contribuant par-là à l’homogénéisation de la couverture médiatique du conflit dans les deux pays.
II / La marque des logiques nationales à l’œuvre dans le récit médiatique des évènements.
Cependant, au-delà d’une certaine similitude sur les grandes lignes de son traitement éditorial, ce qui ressort de l’analyse comparée de la couverture médiatique du conflit libyen est la marque importante de logiques nationales à l’œuvre dans certains aspects de son approche. Alors que le niveau d’accès à l’information était semblable dans les trois pays étudiés, il est intéressant de noter la dimension subjective de son utilisation à une échelle domestique. On peut ici avancer deux éléments pour l’expliquer.
Premièrement, la réception des évènements étrangers, surtout lorsqu’ils ont une dimension régionale ou internationale, ne se fait pas de manière symétrique dans les divers contextes nationaux où ils sont rapportés. Ils trouvent une résonnance plus ou moins particulière dans les débats publics intérieurs de chaque pays en fonction d’éléments sociopolitiques conjoncturels ou historiques et font donc l’objet d’un processus de distinction, qui singularise en partie leur portée, dans le contexte avec lequel ils entrent en interaction. Les médias de chaque État relatant les prolongements intérieurs des questions étrangères (prises de position du personnel politique, etc.) et leurs aspects qui font écho à des préoccupations nationales (intérêts, positions diplomatiques, etc.), leur couverture est ainsi sensiblement différente. Les médias allemands accordent par exemple une place plus importante dans leurs reportages à l’actualité en Turquie que leurs équivalents d’Europe de l’Ouest. Logiquement, les éléments liés à la position turque par rapport aux évènements libyens ont donc fait l’objet d’un traitement plus conséquent dans la presse allemande qu’en France ou au Royaume-Uni. Ceci s’explique pour des raisons à la fois domestiques et stratégiques. D’une part, la population d’origine turque – Allemands de seconde ou troisième génération, naturalisés et immigrés – est conséquente en Allemagne, créant les conditions d’un intérêt certain dans le lectorat pour les sujets se rapportant à l’actualité du pays. D’autre part, outre les liens historiques et socioéconomiques qui lient Ankara et Berlin, ils entretiennent une relation politique nourrie. Ainsi, même si cette relation n’est pas exempte de discordes, notamment sur la question de l’adhésion turque à l’Union européenne à laquelle le gouvernement allemand est opposé, la Turquie est néanmoins considérée par l’Allemagne comme un partenaire stratégique privilégié, élément qui est illustré par l’écho donné aux positions de sa diplomatie dans la presse d’outre-Rhin.
Ensuite, les évènements qui ont des conséquences régionales ou internationales sont toujours appréhendés localement d’un point de vue relatif. La position géopolitique particulière d’un État par rapport à une question étrangère singularise évidemment la manière dont les enjeux en présence sont rapportés, notamment en fonction de ses intérêts ou de ses préoccupations diplomatiques. On peut imaginer aisément que le traitement médiatique d’un conflit bilatéral dans un pays riverain ne sera pas le même, sur le fond et s’agissant de la place qui lui sera accordée, que dans sous d’autres latitudes très éloignées géographiquement. Mais au-delà de cette dimension, lorsqu’un État est directement concerné par une question internationale, elle fait l’objet d’un processus de subjectivationdéterminé par des considérations internes. À cet égard, depuis les travaux pionniers de Marcel Merle qui en a formalisé le lien intrinsèque[1], les spécialistes des relations internationales portent une attention constante dans leurs analyses aux rapports entretenus entre les politiques intérieures et extérieures et n’ont cessé de souligner leur relative interdépendance. Dans le cas d’une intervention militaire extérieure, et en particulier lorsqu’elle est menée en coalition, ce processus de subjectivation, qui s’apparente à une réappropriation des faits dans le contexte sociopolitique domestique, est un mécanisme déterminant – et presque systématique – pour conférer du sens, avant même de la légitimité, aux décisions des gouvernants. Même si cette configuration montre aujourd’hui ses limites, l’interprétation du global à partir du local demeure effectuée pour une large part au travers du prisme national car il est une échelle de significations opératoires, et d’autant plus quand le rôle régalien de l’État est en jeu. Cela peut se lire dans la communication institutionnelle et politique de chaque pays qui tend invariablement à singulariser son engagement dans un conflit, à définir les éléments particuliers le justifiant et à valoriser son action. S’agissant de l’intervention militaire en Libye, un premier marqueur symbolique de ce processus de subjectivation pouvait se lire dans le fait que l’opération conduite par la coalition ne portait pas le même nom de code dans les pays participants[2]. Mais au-delà du symbole, d’autres illustrations furent plus affirmées en termes de réappropriation subjective des évènements. En France, l’engagement personnel de Nicolas Sarkozy a par exemple été largement présenté comme déterminant dans la séquence diplomatique qui a conduit à l’intervention militaire en Libye – l’expression « la guerre de Sarkozy » a ainsi pu être utilisée pour la décrire - tandis qu’aux États-Unis l’action du président français n’a pour le moins pas fait l’objet des mêmes honneurs. L’ouvrage remarqué sur la politique étrangère de Barack Obama du journaliste David Sanger, chef du bureau du New York Times à Washington, est assez éclairant quant à cet aspect : dans le récit qu’il dépeint de la généalogie du conflit libyen, la France est non seulement peu évoquée, mais son rôle apparaît comme secondaire par rapport à celui de la Maison Blanche et de la diplomatie américaine[3].
Les médias interviennent au premier plan du processus de subjectivation décrit à travers l’information qu’ils produisent. À la mi-septembre 2011, lors de la visite conjointe de Nicolas Sarkozy et de David Cameron à Benghazi, la BBC a par exemple relaté les choses de telle manière que l’on pouvait être amené à penser que le président français « accompagnait » son homologue britannique (cadrage, images, paroles). Inversement, en France, dans les reportages des principaux médias audiovisuels, la présence de David Cameron était presque mise au second plan. Ce jour-là, pour les commentateurs de l’Hexagone, « c’est la France qui était accueillie et célébrée par Benghazi ». Ceci étant posé, il serait toutefois abusif de tirer la conclusion que les médias, en participant à la réappropriation subjective des faits dans leur manière de les traiter, sont des « victimes consentantes » de la communication institutionnelle et politique. La construction de l’information résulte de mécanismes d’interaction qui ne peuvent être lus de manière univoque. Ce serait aussi une interprétation erronée que de penser que les journalistes font preuve, plus ou moins consciemment, d’un certain chauvinisme. Généralement, ils ne manquent pas de présenter avec une objectivité louable d’autres regards, même si la prise en compte de la complexité des récits d’un même évènement – des légitimités en présence – est davantage l’apanage de la presse écrite généraliste pour ce qui est du détail des analyses et des enjeux. L’explication est plutôt à trouver dans la relativité des points de vue qui caractérise à l’échelle nationale l’appréhension des faits internationaux, et en particulier des conflits armés : elle s’exerce au niveau de l’action, mais aussi de sa lecture journalistique dans un rapport marqué par une influence réciproque entre l’information et la communication.
[1] « L'interne [en italique dans le texte] et l'externe [en italique dans le texte] se trouvent en communication l'un avec l'autre, au moins par l'intermédiaire d'un "sas" que contrôle le gouvernement et qui constitue l'espace spécifique de la politique étrangère : celle-ci a pour fonction d'adapter le système à son environnement ou, si l'on préfère, de transmettre à l'extérieur les demandes qui émanent de l'intérieur du système, tout en canalisant les contraintes qui pèsent, de l'extérieur, sur le fonctionnement du système » ; MERLE, Marcel, « Politique intérieure et politique extérieure », Politique Étrangère, Volume 41/5, 1976, p. 409-421 (p. 410-411).
[2] Unified Protector (Otan) ; Harmattan(France) ; Ellamy (Royaume-Uni) ; Mobile(Canada) ; Odyssey Dawn (États-Unis, Italie et autres alliés).
[3] SANGER, David E., Confront and Conceal: Obama’s Secret Wars and Surprising Use of American Power, New York, Crown Publishers, 2012.
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