Jean Joana, Les armées contemporaines, Presses de Sciences Po, 2012, 335 p.
Par Barbara Jankowski, responsable de programme, pôle "Défense et société" de l'IRSEM
Dans son ouvrage intitulé Les armées contemporaines sorti fin octobre 2012, Jean Joana analyse les armées au prisme de la sociologie politique, prenant comme axe principal l’étude des rapports entre les forces armées et le pouvoir politique à partir du processus qui a conduit à la consolidation conjointe de l’État et des armées puisque, pour faire la guerre explique Jean Joana, l’État, comme forme d’organisation politique, a du s’imposer contre d’autres types possibles d’organisations, et il l’a fait en s’appuyant sur les armées.
Le premier chapitre inscrit les armées occidentales contemporaines dans leur histoire politique et porte sur ce que l’auteur nomme la « militarisation de la guerre », association de termes qui peut sonner quelque peu redondante tant la guerre et le militaire sont viscéralement agrégés. L’auteur signifie par cette formule que l’activité guerrière a été progressivement confiée à des acteurs spécialisés intervenant au nom de l’État pour assurer la protection de la société. Cette militarisation s’est opérée, selon lui, en trois étapes, dont la première, la plus longue puisqu’elle s’étend de l’Antiquité au XIXe siècle, correspond à l’étatisation de la guerre, processus qui a instauré le monopole de l’usage de la violence physique au profit des seules autorités politiques centrales. La deuxième étape coïncide avec l’avènement de l’ère industrielle et entraîne « l’industrialisation de la guerre ». Le capitalisme transforme la pratique de la guerre et remodèle les groupes sociaux qui y prennent part. La troisième étape est celle de la guerre totale apparue au XXe siècle. Si ce panorama peut sembler relativement connu ainsi résumé, l’apport précieux de Jean Joana est d’en avoir fait une synthèse parfaitement calibrée pour le profane, reliant la description de l’évolution aux philosophes, historiens ou publicistes dont les noms ont marqué l’étude de la guerre et de l’État, de V.D. Hanson à G. Mosca ou E. Hobsbawm.
Le deuxième chapitre qui traite des particularités de l’activité militaire paraîtra de prime abord familier à ceux qui connaissent la sociologie militaire anglo-saxonne et ses fondateurs que sont S. Huntington ou M. Janowitz. Jean Joana restitue les principaux débats qui ont émaillé l’histoire de la discipline, au premier rang desquels la question des conditions qui permettent un contrôle optimal des militaires par le pouvoir civil tout en assurant l’efficacité militaire. Il y a près de soixante ans, Huntington a postulé que le modèle idéal était celui dans lequel les militaires accédaient au statut de professionnels tandis que les civils contrôlent sans toutefois s’immiscer dans le domaine de la stratégie, modèle apparu en Prusse au XIXe siècle. A partir de cette transformation capitale qui s’est opérée en parallèle à celle qui a vu le développement des bureaucraties décrites par M. Weber, les armées vont adopter leurs caractéristiques contemporaines : des militaires recrutés pour leurs compétences et non leur rang dans la société, la généralisation de l’avancement au mérite, la création d’un état-major etc. Cette professionnalisation du militaire correspond aussi à l’idée du service désintéressé au profit de la collectivité, qui distingue le soldat du mercenaire ainsi qu’une attitude particulière à l’égard du pouvoir politique, au sens où le militaire se soumet aux finalités politiques dont « la définition lui échappe ». Dans les cinquante pages qui suivent, Jean Joana se livre à une critique du modèle de Huntington en passant en revue ses différentes limites comme celle que représente l’hétérogénéité du corps des officiers et donc la diversité de leurs représentations et de leurs pratiques ou encore le glissement possible de l’esprit de corps, vers un corporatisme militaire.
Le troisième chapitre analyse le pouvoir des militaires. Jean Joana affirme à juste titre que la littérature sur les rapports entre le pouvoir politique et l’armée est surtout centrée sur la seule question de savoir si les décideurs politiques sont bien en mesure de prendre les décisions, ce qui ne rend pas bien compte, selon lui, de ce que recouvrent les rapports entre les autorités politiques et les représentants des forces armées. En effet, nous fait-il remarquer, le fait qu’une décision soit « formellement adoptée par les dirigeants civils » n’exclue nullement une influence décisive de la part des militaires ; les conflits entre les deux sphères ne peuvent être interprétés de manière univoque comme cela est souvent le cas dans la littérature anglo-saxonne. Selon l’auteur, le pouvoir des militaires tient à trois dimensions : en premier lieu, à l’influence qu’exercent les organisations militaires sur la définition des politiques de défense, dimension pour l’analyse de laquelle Jean Joanna reprend très utilement les travaux sur la prise de décision de Graham Allison, deuxièmement à l’apparition des complexes militaro-industriels dans un certain nombre de sociétés à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, dont le rôle en France du moins, ne doit surtout pas être surestimé, et enfin à ce que Jean Joana appelle la dynamique des armements, à savoir les « pressions qui incitent les gouvernants à acquérir des armes et à en modifier la quantité ou la qualité », dynamique tributaire de facteurs internationaux autant que domestiques.
Le quatrième chapitre est consacré aux interventions des militaires en politique, qui ne prennent pas que la forme extrême du renversement d’un gouvernement civil par un coup de force militaire. Jean Joana procède à un examen critique des théories qui ont tenté d’expliciter ces interventions, comme le modèle développé par Samuel Finer dans son ouvrage The Man on Horseback, paru en 1962, qui passe en revue les niveaux et les modes d’interventions des militaires en politique en fonction du niveau de culture politique de la société dans laquelle ils agissent. Cette partie est presque exclusivement consacrée aux pays du Tiers Monde, asiatiques ou africains mais des encadrés sont dédiés à des cas plus récents comme le putsch de 1991 en Russie.
Enfin, le cinquième chapitre est dédié à une question qui taraude les analystes des relations civilo-militaires dans les démocraties à savoir quelle est la capacité des acteurs politiques à décider du contenu des politiques de défense et de leurs modalités de mise en œuvre ? L’affirmation de la suprématie de l’autorité civile sur les militaires, pierre angulaire des démocraties, ne suffit pas à comprendre comment cette suprématie est assurée concrètement. Comment les dirigeants élus arrivent-ils à imposer leurs choix aux chefs militaires ? D’après l’auteur, cela dépend de trois facteurs : tout d’abord, le contrôle démocratique des militaires par le pouvoir civil dépend de la manière dont est organisé le pouvoir civil et de ses attributions dans la définition des politiques de défense. De ce point de vue, autant de démocraties, autant de modèles. Le deuxième facteur concerne l’expertise militaire et la manière dont les militaires eux-mêmes façonnent leurs préférences, qui, loin d’être données une fois pour toutes, sont largement dépendantes des caractéristiques organisationnelles des forces armées et des croyances des militaires, fortement contingentes. Enfin, le contrôle des militaires par les gouvernants est un processus qui a un coût politique et qui est dépendant des ressources des politiques, en témoigne par exemple la stratégie du surge que G.W. Bush a été en mesure d’adopter durant la guerre en Irak, malgré l’opposition de ses principaux conseillers militaires.
L’ouvrage de Jean Joana est riche et consistant, son découpage lui confère un accès aisé, d’autant qu’il comporte de nombreux encadrés et tableaux récapitulatifs, un index thématique et un autre de noms d’auteurs. C’est un ouvrage de référence pour des lecteurs à la recherche d’une analyse raisonnée des forces armées dans les sociétés d’aujourd’hui.
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