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Retour sur la possibilité d'une stratégie nationale : Frédéric Ramel

Mise à jour  : 11/02/2013 - Direction : IRSEM

Colloque du 14 novembre 2012 : Réflexions sur les stratégies nationales

Ces contributions sont extraites des interventions qui ont eu lieu dans le cadre de ce colloque intitulé « Peut-il encore y avoir des stratégies nationales ».Des hautes autorités, des stagiaires de l’École de guerre ainsi que de nombreux chercheurs universitaires et militaires  étaient présents. 

Voici quelques unes des conclusions.

(Consultez la vidéo, les photos et synthèse de cette journée…)

Par Frédéric Ramel, directeur scientifique de l'IRSEM

« Le gouvernement actuel aurait-il décidé la publication d’un nouveau Livre Blanc s’il n’avait posé en principe – en fondement des fondements – que la France demeure le sujet d’une politique et d’une stratégie autonome ? »

 Cette phrase ne date pas de 2008 ni de cet automne mais de 1994. On la doit à celui qui offrit la structure même du premier Livre blanc, celui de 1972 : le Général Poirier. Pour celui-ci, et au début des années 1990, ce principe de stratégie nationale ne va plus forcément de soi. Du moins, les changements induits par la rupture des blocs mais aussi l’accélération de la construction européenne et les enjeux des années 1990 obligent à poser ce qu’il qualifie de question ontologique : qu’est-ce que la France en tant qu’acteur politico-stratégique ?

 Une telle question rentre en tension avec le passé des Européens, un passé au cours duquel la nation couplée à l’État constituaient à la fois le socle et l’horizon de toute action politique internationale. La grammaire moderne léguée par les traités de Westphalie ou bien le concert des nations institué en 1815 présentent un point commun : les seuls sujets reconnus sont les États-nations. Comme le souligne à nouveau Poirier, « l’identité étatico-nationale était perçue et affichée comme le principe naturel et incontestable de la politique et de la stratégie ». Or, ce principe subit des assauts. Et de conclure que les pensées stratégiques – ainsi que les postures politiques  - en Europe sont travaillées par une crise de ses fondements.

 Presque 20 ans plus tard, cette crise se manifeste encore mais présente trois dimensions en fonction des types d’États.

C’est à la fois :

  • une crise accentuée essentiellement en Europe
  • une crise refoulée aux États-Unis
  • une crise contournée par les grands émergents

L’accentuation de cette crise des fondements se manifeste sur le vieux continent. Pourquoi ? Essentiellement par ce que les États européens sont encore plus qu’auparavant dans un entre-deux sur le plan de leur identité politique.

 -          L’intégration politique est encore loin d’être achevée et elle n’appelle pas une résolution de la question ontologique par la création d’une fédération européenne sûre et définitive (malgré les effets de la crise qui devraient jouer en faveur d’un sursaut d’intégration politique).

 -          la crise financière affecte les budgets de défense et oblige à développer le fameux pulling and sharing sans se traduire par une mise à disposition des moyens en faveur d’un unique bénéficiaire : l’UE

 -          l’absence d’ennemi clair et identifiable affecte la mécanique d’intégration. On pourrait d’ailleurs sans féliciter (l’intégration européenne pourrait se construire selon une autre mécanique que celle des États nations). Mais du point de vue fonctionnel, elle rend problématique l’éclosion d’un sentiment de sûreté partagé par les Européens.

 Autrement dit, Le Sisyphe européen continue sa lente progression, repoussant encore sa pierre le long de la montagne.

Cette crise est également refoulée par les États-Unis. Au-delà des distinctions évidentes de style diplomatique entre Bush fils et Obama (avec notamment un usage de la diplomatie publique par celui-ci), les postures stratégiques actuelles se caractérisent par l’absence de questionnement sur l’identité stratégique américaine. La stratégie ne peut être que nationale. Ces dernières années, la rhétorique de l’axe du mal a laissé place à un discours plus subtil quant à l’origine des menaces. Néanmoins, ce discours n’occulte pas la dialectique du même-Autre, du rapport à l’altérité qui est sous-jacent à toute stratégie. Le nouvel ennemi se situe dans le rapport aux global commons : espaces dits non terrestres accessibles à tous mais détenus par personne (la haute mer (les eaux internationales), l’air (l’espace aérien international), l’espace extra-atmosphérique et le cyberespace. Dans les documents de doctrine, l’usage de ces espaces est indispensable pour les interventions à venir (global commons comme moyen stratégique) voire à un nouveau champ d’affrontement stratégique en tant que tel (global commons comme objet stratégique). La stratégie américaine consiste à identifier comme menace au sens classique tout acteur qui empêcherait l’usage de ces espaces (opposition au déni d’accès) voire leur maîtrise.

 Enfin, cette crise est contournée par les grands émergents. Les émergents ne posent pas la question ontologique en stratégie. Ils adoptent eux-mêmes la logique moderne en adoptant des stratégies nationales qui entendent répondre à leurs nouveaux positionnements dans le système international. Ici, le contournement de la crise rime avec appropriation des fondements qui ont contribué à asseoir la supériorité des puissances occidentales. C’est d’ailleurs un des arguments qui milite en faveur d’un révisionnisme modéré que porte les grands émergents à l’heure actuelle. Certes, on voit poindre des expériences de convergence diplomatique à l’instar d’IBAS. Mais ces dispositifs d’harmonisation n’ont pas encore produits tous leurs effets car les grands émergents n’incarnent pas un front commun qui permettrait de faire éclore une identité stratégique d’émergents (que ce soit sur le plan des alliances militaires ou bien tout simplement de la conception de l’ordre mondial).

A ces trois types de rapport à la crise des fondements, convenons d’ajouter une tendance, celle de la prolifération nucléaire. N’oublions pas que les aspirations à détenir l’arme atomique (réalisables ou non) révèlent encore le caractère opératoire des relations entre stratégie et nation : il s’agit bien d’une arme de statut politique par laquelle les acteurs expriment leur préoccupation de persévérer dans leur être.

Réfléchir aux stratégies nationales aujourd’hui consiste, en d’autres termes, à explorer cette crise des fondements.


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