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Hommage à John Keegan

Mise à jour  : 23/10/2012 - Direction : IRSEM

Par Hervé Drévillon, directeur du domaine "Histoire de la défense et de l'armement" à l'IRSEM.

La récente disparition de John Keegan (15 mai 1934 – 2 août 2012) a été ressentie par tous les historiens de la guerre et du fait militaire, comme la perte d’une figure tutélaire. John Keegan a été un historien particulièrement inventif, qui a ouvert de stimulantes perspectives historiographiques en forgeant de nouveaux paradigmes, passés ensuite dans l’usage courant des historiens. Plusieurs de ses livres, traduits ou non, sont considérés désormais comme des classiques : Anatomie de la bataille, Histoire du commandement, Histoire de la guerre (une vaste fresque retraçant les grandes évolutions de la guerre du néolithique à nos jours), Intelligence in War : Knowledge of the Enemy from Napoleon to Al-Qaeda, auxquels il faut ajouter les histoires de conflits particuliers (première et deuxième guerres mondiales, guerre de sécession).

John Keegan fut également un observateur des conflits de son temps, qu’il analysa en tant que journaliste (correspondant de guerre au Daily Telegraph) aussi bien que dans sa charge d’enseignement à l’académie royale et militaire de Sandhurst. Son parcours, dont il n’existe pas d’équivalent en France, lui permit ainsi d’établir des passerelles entre les mondes souvent cloisonnés, des acteurs de la défense et de la sphère académique. Sa capacité à évoluer dans des sphères et dans des registres différents du champ des war studies, lui a permis d’exercer une influence majeure sur son époque. Pour les historiens, il représente le modèle d’une pensée rigoureuse et indépendante, dont il est néanmoins possible de trouver des prolongements dans le temps présent. Sans renoncer à l’altérité et à la spécificité du passé, John Keegan a montré comment l’historien pouvait contribuer à l’intelligence du monde.

Son ouvrage le plus célèbre en fut une parfaite illustration. Publié en 1976, The Face of Battle fut traduit en Français sous le titre très heureux d’Anatomie de la bataille. L’ouvrage étudiait trois batailles (Azincourt, 1415 ; Waterloo, 1815 ; La Somme, 1916) sous un angle résolument nouveau. Il s’agissait, en effet, de saisir la bataille à l’échelle du combattant et de sa condition matérielle et psychologique. L’ouvrage ouvrit ainsi de nombreuses perspectives explorées ensuite par l’historiographie. Il inspira, notamment, l’émergence d’une approche anthropologique de la guerre, suscitant de l’intérêt pour les phénomènes complexes mais si déterminants de la peur, de la souffrance physique autant que psychologique. La voie, il est vrai, n’était pas absolument inédite. En France, la commission française d’histoire militaire avait, dès 1967, ouvert le chantier de la psychologie des combattants, explorée par exemple par les travaux d’André Corvisier sur la mort. John Keegan eut le mérite d’insérer ces perspectives nouvelles dans un discours global sur la guerre et de lui donner ainsi la force d’un véritable tournant historiographique. Au-delà de l’exploration des ressorts psychologiques et anthropologiques de la guerre, son œuvre incita également les historiens à se tourner vers la prise en compte des données matérielles du combat. Pour les périodes les plus reculées telles que le Moyen-Age, ces données constituent parfois l’unique moyen pour approcher la réalité concrète de la guerre. Ainsi, dans son récit de la bataille d’Azincourt, Keegan tente-t-il d’extrapoler des réflexions tactiques, morales ou politiques à partir de données matérielles fournies par le maniement des armes et l’environnement du combat. Lorsque les témoignages de soldats font défaut, ces données matérielles sont de nature à restituer une part de la pratique guerrière. Depuis les perspectives ainsi ouvertes par John Keegan, les historiens ont appris à dialoguer avec les collectionneurs et les conservateurs de musée pour faire des « choses banales » (selon l’expression de Daniel Roche) les supports d’une véritable culture matérielle. Pour les périodes les plus récentes, l’historien dispose des ressources, parfois abondantes, du témoignage écrit, voire oral des soldats. John Keegan montra tout l’intérêt d’utiliser ces témoignages à la fois comme expression d’une subjectivité mais également comme témoignage incident des réalités de la guerre. Enfin, l’anatomie de la bataille, redonna toute son importance au combat qui avait été longtemps enfoui sous les dimensions jugées plus nobles et plus dignes d’intérêt, de la tactique et de la stratégie. C’est ainsi que l’ouvrage majeur de John Keegan contribua à surmonter la disqualification dont « l’histoire bataille » avait fait l’objet dans les sphères académiques.

Ce tournant historiographique constitua une rupture dans la façon de penser la guerre. La prise en compte des affections individuelles devint même un courant dominant de l’historiographie et de la pensée stratégique. Son influence se diffusa profondément dans la société au point de dominer les représentations cinématographies. A bien des égards, des films comme Apocalypse now, The Deer Hunter, Platoon ou Saving Private Ryan peuvent être considérés comme des prolongements de The Face of Battle. Toutefois, comme le suggère cette filmographie, la focalisation excessive sur les individus, comportait le risque de rendre inintelligible les logiques d’ensemble de la guerre. Perçue à l’échelle individuelle, la guerre ne perd-elle pas tout son sens, comme le montre très bien la dérive du colonel Kurtz dans Apocalypse now et l’épopée insensée de Saving Private Ryan où un groupe est sacrifié pour sauver un unique soldat. John Keegan avait lui-même perçu les risques d’une excessive focalisation sur l’individu. Pour en atténuer les effets, son œuvre tout entière doit être prise en compte et, en particulier, son Histoire du commandement qui permet de comprendre la guerre à une autre échelle. Cette approche rompt avec une histoire purement institutionnelle de l’armée pour montrer comment le commandement répond à une dynamique spécifique irréductible à l’organisation hiérarchique. L’œuvre de John Keegan n’est souvent connue qu’à travers le prisme unique de The Face of Battle alors qu’elle mérite d’être considérée dans son ensemble, à la fois comme le témoignage d’un parcours exceptionnel et comme la réflexion d’un grand historien sur la guerre comme phénomène global.  


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