Pierre HASSNER vient de mourir à l’âge de 85 ans. Avec lui disparaît le penseur français des relations internationales le plus marquant de sa génération et le plus écouté au-delà des frontières nationales. Auteur de multiples contributions dans les revues scientifiques les plus prestigieuses, il tenait à faire partager ses connaissances dans la presse généraliste – chacune de ses tribunes dans Le Monde faisait événement – considérant que le rôle de l’intellectuel était aussi de s’engager dans l’espace public.
La vie de Pierre HASSNER se confond avec les guerres mondiales du XXe siècle et les conflits armés du XXIe siècle dont il fut l’un des analystes les plus aiguisés. Né en 1933 à Bucarest, il appartient à une famille juive qui s’est convertie au catholicisme pour se protéger du nazisme. En 1948, adolescent au début de la guerre froide, il quitte la Roumanie communiste pour la France et Paris, où il s’établit avec ses parents.
Pierre HASSNER n’avait jamais oublié cette expérience de l’exil. Tout au long de son existence, il a défendu la cause des réfugiés, des populations déplacées, des accidentés de l’histoire. Il avait une conscience aiguë des contraintes du politique, mais c’était un penseur d’une humanité profonde, qui n’a jamais cédé au cynisme et intégrait toujours dans ses analyses la dimension morale et éthique. Il pouvait analyser les événements du monde avec la plus grande lucidité, puis se faire, avec une grande sensibilité et sobriété, le porte-voix des oubliés, de ces hommes et femmes ordinaires frappés par les conséquences des conflits. La politique internationale, pour Pierre HASSNER, ce n’était pas seulement les gouvernements, mais aussi les sociétés. Ce n’était pas seulement la guerre machiavélienne, mais aussi la perspective kantienne de la paix. Ce n’était pas seulement la realpolitik, mais aussi les passions, les valeurs, les idées et les normes – souci qu’il partageait avec son grand ami Stanley HOFFMANN, disparu il y a deux ans.
Parler du monde, pour Pierre HASSNER, impliquait de restituer sa complexité. Pierre détestait les simplifications et il se méfiait des modélisations dont la science politique des relations internationales, en quête de scientificité, est friande. Grand pédagogue et homme de doutes à la fois, il ajoutait de la nuance et de l’inquiétude lorsque ses interlocuteurs avaient des certitudes ou croyaient en avoir.
Le destin de Pierre HASSNER était lié aussi à celui de Raymond ARON dont il fut, de l’aveu même de ce dernier, l’élève le plus brillant. Tous deux normaliens de la rue d’Ulm et agrégés de philosophie, ARON et HASSNER sont sortis des sentiers battus de la carrière universitaire et se sont confrontés au commentaire de l’histoire en train de se faire. Ils associent chacun dans leur recherche l’étude des concepts politiques et l’analyse de l’action extérieure, la philosophie politique et les relations internationales, ce que rendait bien la formule « De Kant à Kosovo » qui avait été choisie comme titre du volume d’hommages offert à Pierre HASSNER lors de son départ à la retraite – une retraite d’ailleurs toute relative puisqu’il avait gardé la même activité intense et son bureau au CERI, où les piles de livres se mêlaient aux papiers divers. Mais là où ARON était un homme de livres, un coureur de fond du concept, HASSNER était féru de la forme brève, c’était un sprinteur de la langue et de la dialectique – et un homme de revue aussi, en France Esprit et Commentaire étaient ses terrains de jeu favoris, Survival dans le monde anglophone accueillait régulièrement sa prose.
Chercheur et enseignant depuis 1959 au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, il y a passé toute sa carrière mais a toujours voyagé, à commencer par les États-Unis, où il suit dans les années 1950 l’enseignement de Leo STRAUSS, puis à Bologne, où il enseigne pour l’antenne italienne de Johns Hopkins pendant vingt ans, ou encore à Québec, où il entame le dernier cycle de sa vie intellectuelle sur les passions dans les relations internationales à l’occasion d’un séjour comme professeur invité. Pierre était l’un des rares internationalistes français sollicités à travers le monde ; ses conférences, prononcées au pas de course, impressionnaient par leur hauteur de vue et leur subtilité.
Pierre HASSNER était particulièrement attaché à son indépendance, raison pour laquelle il avait toujours refusé d’occuper des fonctions d’administration ou de direction, préférant rester un chercheur en même temps qu’un commentateur engagé de l’actualité européenne et internationale. Homme des passages et des traductions, entre l’Est et l’Ouest, entre l’Europe et les États-Unis, Pierre HASSNER était l’interprète d’un monde qui fut bipolaire avant d’être mondialisé. Dans l’un de ses derniers entretiens, accordé à la revue Sciences Humaines, il avouait se sentir plus à l’aise, mais aussi plus inquiet, dans le monde chaotique de l’après 11-Septembre que dans celui de la guerre froide, dont les lignes de partage se dessinaient plus nettement qu’aujourd’hui. Plus à l’aise, car le monde d’aujourd’hui correspondait davantage à son tempérament, touche-à-tout et volubile, que le monde d’hier, glacé par les menaces nucléaires et clivé par l’idéologie. Plus inquiet aussi, car il lui semblait impossible de négocier avec ces nouveaux acteurs non étatiques et idéologisés tels que Daech, alors que la discussion entre États-Unis et URSS n’avait jamais cessé durant la guerre froide.
Pierre HASSNER analysait notre monde avec empathie et inquiétude, modération et passion, en suivant une lecture globale, à la fois philosophique et sociologique, politique et historique. Il refusait de se laisser enfermer dans les systèmes de pensée, les grilles de lecture politiques, les théories des relations internationales dont il restait à bonne distance. Il avait au fond deux aiguillons : sa curiosité insatiable et la liberté qu’il chérissait par-dessus tout.
Pierre HASSNER n’a jamais cherché à faire carrière, il n’a pas davantage cherché à faire école ou à bâtir une œuvre systématique. Mais son exemple a suffi, à l’image de Socrate avec Platon, ou de Maître Yoda (auquel ses étudiants le comparaient parfois) avec Han Solo. Il est aujourd’hui l’inspirateur d’une génération de chercheurs qui le voient comme un modèle. Il a inspiré notamment le Dictionnaire de la guerre et de la paix aux Presses universitaires de France, ouvrage qui lui est dédié et dont l’IRSEM est partenaire.
Toujours accompagné de son cartable qui enfermait mille choses, à commencer par des livres, il a formé, à Sciences Po, plusieurs générations d’étudiants, occupant aujourd’hui de hautes fonctions universitaires ou politiques. Son œuvre, à laquelle plusieurs colloques en préparation rendront hommage, fait déjà date. Outre quantité de contributions et d’ouvrages collectifs, il laisse plusieurs ouvrages personnels qui rassemblent ses articles les plus marquants, notamment La Violence et la Paix (1995), La Terreur et l’Empire (2003) et son dernier, La Revanche des passions (2015). Espérons que les étudiants d’aujourd’hui sauront s’en saisir et qu’à l’image de Raymond ARON , les lecteurs ne cesseront de le découvrir. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu lui laisser la parole avec deux extraits de textes récents (voir encadré ci-dessous).
L’IRSEM adresse ses plus sincères condoléances à sa famille et à ses proches. Pierre savait cultiver la vertu de l’amitié, chère aux Grecs anciens. Lors de ses obsèques au Père Lachaise, il était entouré par sa famille et par ses amis qui se souviendront de sa joie, de sa générosité et de son extrême prévenance. Nous pouvons en témoigner personnellement et nous ne l’oublierons jamais.
Jean-Vincent Holeindre et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer
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« Peut-être le trait le plus préoccupant de la scène actuelle est-il justement la multiplication de guerres civiles permanentes, intermittentes, ou virtuelles, qu’elles soient religieuses, ethniques, politiques ou économiques, qui menacent de se confondre par extension ou par contagion, et d’entraîner des régions entières, comme l’Asie de l’Ouest, le Moyen-Orient, la Corne de l’Afrique ou les Grands Lacs. Cela rendrait le contrôle, la régulation ou la pacification de l’extérieur, que ce soit par les grandes puissances ou par les organisations internationales, une tâche digne d’Hercule ou plutôt de Sisyphe » (Le Monde, 2 octobre 2007).
« Faut-il renoncer à l’idée d’une gouvernance mondiale susceptible d’assurer la paix et la sécurité à l’échelle globale ?
Il faut en tout cas admettre que les cartes sont totalement rebattues. Il suffit de voir, outre les conflits, les négociations sur le climat : elles ont beaucoup de mal à aboutir, chacun défendant ses intérêts propres. Il existe par ailleurs un décalage croissant entre les élites mondialisées et les populations qui ont tendance à se replier sur elles-mêmes. Le monde se trouve fragmenté de fait par la montée des affirmations religieuses conquérantes et des nationalismes malheureusement exploités, y compris en Europe, par beaucoup de responsables politiques. Je suis donc assez pessimiste. Et pourtant, je dois bien reconnaître que je me sens à l’aise dans ce nouveau monde. Plus que le monde d’hier, ce monde éclaté ressemble à ma manière de penser, faite de doutes, de questions, de désordre parfois… Il faut composer avec l’incertitude » (Sciences Humaines, janvier 2015).
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