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Retour sur la possibilité d'une stratégie nationale : Pierre Manent

Mise à jour  : 11/02/2013 - Direction : IRSEM

Colloque du 14 novembre 2012 : Réflexions sur les stratégies nationales

Ces contributions sont extraites des interventions qui ont eu lieu dans le cadre de ce colloque intitulé « Peut-il encore y avoir des stratégies nationales ».Des hautes autorités, des stagiaires de l’École de guerre ainsi que de nombreux chercheurs universitaires et militaires  étaient présents. 

Voici quelques unes des conclusions.

(Consultez la vidéo, les photos et synthèse de cette journée…)

Par Pierre Manent, Directeur de recherche, EHESS.

Disons un mot pour commencer de la situation présente. Elle se caractérise, me semble-t-il, par une indifférence massive à la question militaire ou stratégique, et plus généralement aux relations extérieures, à « nos » relations (qui sommes-« nous » ?) avec le reste du monde. Jacques Chirac en 1997 supprima la conscription sans susciter aucune protestation sérieuse. Nicolas Sarkozy ramena il y a peu la France dans le commandement intégré de l’OTAN avec autant de facilité. Et alors même que sa politique intérieure était vivement critiquée, sa politique extérieure était mollement approuvée ou tolérée, aucun mouvement de l’âme un peu vif ne venant jamais rompre cette indifférence qui fait le fond de notre humeur. On l’approuva d’aller en Libye comme on l’aurait approuvé de n’y point aller. Le respect manifesté à nos soldats est sans aucun doute sincère, mais leur action et leur sacrifice ne sont pas reliés à des objectifs politiques dans lesquels nous nous reconnaîtrions. Le Président François Hollande en ce 11 novembre acheva une phrase à peu près ainsi : « afin que le drapeau français soit présent là où il doit être ». Certes et nous le souhaitons aussi, mais précisément où ? Et pourquoi là ? Nicolas Sarkozy d’ailleurs n’avait pas fait tellement d’efforts pour nous persuader du bien-fondé de notre participation à l’action internationale en Afghanistan. La raison il est vrai en était transparente : afin que nos alliés américains se sentent moins seuls. Motif légitime mais qui ne suffit pas à orienter une politique. Bref, tout indique que, citoyens ou gouvernants, nous  sommes pour le moins réticents à appliquer notre attention à la question de nos relations avec « l’extérieur », à prendre cette question à cœur. A quoi tiennent cette indifférence et cette passivité ?

          Je distinguerai trois grandes causes :

      1 ) Une cause que l’on pourrait dire idéologique, ou morale, ou spirituelle.

Cette idée a pénétré le cœur des Européens (elle est devenue sentiment spontané et puissant) que la paix et l’unité sont la condition naturelle ou au moins tendancielle de l’humanité. L’ordre humain peut être perturbé, il n’a pas vraiment besoin d’être produit et maintenu. D’où parmi nous une conception à la fois humanitaire et policière (mais point politique et militaire) de l’action  extérieure à laquelle on est parfois obligé de se résoudre. Il ne s’agit pas dans notre esprit d’agir réellement à l’extérieur, sur des corps politiques étrangers, mais pour ainsi dire à l’intérieur d’une humanité tendanciellement réunie : les forces armées de quelque pays que ce soit ne sauraient être employées qu’au service de l’humanité. En tout cas,  une fois la part faite à ces « interventions », il n’y a tendanciellement « rien à faire ». C’est celui qui veut intervenir – ce furent en général les Américains – qui est accusé de perturber l’ordre naturel. Les Européens ont profondément intériorisé la conception qu’on dira libérale ou saint-simonienne selon laquelle l’ordre militaire est définitivement derrière nous.

      2) Cette tendance est puissamment renforcée – les deux sont inséparables – par ce qu’on appelle la construction européenne, qui affecte profondément la manière dont nous nous rapportons au monde. Vous me pardonnerez la simplification suivante. Avec la fin des guerres coloniales et le retrait de l’empire, avec donc la fin de ce qui avait été le grand mouvement vers l’extérieur de la France, tout notre rapport à cet extérieur a été pour ainsi dire absorbé et épuisé par et dans l’idée européenne. Or précisément, cet extérieur  est en même temps un intérieur, ou, la vocation de cet extérieur européen  est de devenir un intérieur européen. Les nations européennes sont des semblables en voie de devenir toujours plus semblables, et la principale de nos actions extérieures consiste désormais à effacer les frontières, c’est-à-dire à abolir l’extérieur. L’extérieur, pour nous Européens, c’est quelque chose qui est à la veille de devenir intérieur. Construire l’Europe, ce n’est pas affronter le monde avec ses chances et ses risques, c’est une démarche sans risque puisque c’est l’extension, l’expansion et pour ainsi dire la contagion du semblable. La perspective européenne nous apporta une respiration fort bienvenue, particulièrement à nous Français après le retour forcé à la maison en 1962. C’était un nouvel ailleurs, mais cette fois, un ailleurs autorisé et proche qui ne promettait que la paix. C’était la seule poésie de l’action et de l’expansion que nous nous autoriserions désormais, mais une poésie en prose – la prose des directives bruxelloises.

Cette entreprise européenne eut deux conséquences principales sur notre rapport au reste du monde.

      D’une part, s’est installée et sans cesse renforcée l’idée que notre relation avec l’extérieur quel qu’il soit devait procéder comme nous procédons en Europe, c’est-à-dire par extension ou contagion de la similitude et effacement des frontières. Pour nous la démarche européenne n’est pas propre à un groupe de pays réunis par la géographie et une histoire très singulière, elle offre le modèle de la manière dont le reste du monde doit désormais procéder. Nous nous sommes réconciliés avec les Allemands et les Allemands avec nous : qui résisterait à un si bel exemple ?

      D’autre part, et c’est le second point, nous savons bien malgré tout que le monde reste un lieu dangereux dans lequel il faut peser et se faire respecter. De cela se chargera l’Europe politique et militaire, quand l’Europe aura une politique, une doctrine stratégique et des moyens militaires appropriés à la doctrine. Quand cela ? Plus tard. En attendant on compte sur les Américains tout en faisant mine de déplorer leurs emportements guerriers.

      Ainsi les Européens n’éprouvent aucun sentiment d’urgence quant à leurs relations extérieures, d’une part en raison de leur perspective sur l’unité  tendancielle des hommes dont je parlais, et quant aux craintes et doutes qui peuvent subsister, on les calme d’autre part par le renvoi à cette Europe future qui sera armée de pied en cap.

       Sous cette double couette de l’humanité tendanciellement  pacifique et de l’Europe virtuellement capable d’action militaire, nous poursuivons des politiques nationales de plus en plus hésitantes. C’est le troisième point.

          3) Peut-il encore y avoir des stratégies nationales ? Ce n’est pas la première question à poser. Elle dépend en tout cas d’une question préalable qu’on pourrait formuler à peu près ainsi : considérons-nous que la nation est  la forme politique dans laquelle nous entendons continuer à vivre ? Est-elle une forme de vie commune encore viable et désirable ? Et quant à nous Français, désirons-nous, voulons-nous poursuivre l’aventure française ? La réponse est loin d’être évidente.  Depuis longtemps maintenant de bons esprits soutiennent qu’il est temps de clore en somme notre histoire, qui fut grande mais qui a épuisé tous ses possibles, et d’en ouvrir une autre, qui ne sera plus nationale. Je crois pour ma part que notre histoire  peut être continuée et mérite de l’être. J’en ai exposé ailleurs les raisons. Je me borne ici à un argument négatif. Si nous devons poursuivre l’histoire nationale, c’est d’abord simplement parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité sérieuse. Si l’Europe était capable d’être cette autre possibilité, c’est-à-dire de mener une politique commune, une stratégie commune, cela se saurait. Depuis le temps. Yougoslavie, Libye, brigade franco-allemande, rien, absolument rien ne suggère un mouvement sérieux en direction d’un véritable corps politique européen, capable de délibérations et d’actions communes. Je ne dis rien de la rétraction nationale induite dans les pays d’Europe par la crise. Si nous acceptons de voir ce que nous voyons, nous conclurons qu’il n’y aura pas d’Europe politique et stratégique. Il n’y en aura pas. Il est temps d’en prendre acte.

      L’argument par défaut a sa faiblesse, je l’admets. Ce n’est pas parce que l’Europe politique et militaire est une chimère que l’option nationale est pour autant valide et viable. Certains disent « l’Europe, l’Europe, l’Europe », il ne suffit pas de dire « la France, la France, la France. » On peut penser que nos pays sont trop faibles, trop fatigués pour construire l’Europe, mais ne sont-ils pas aussi du même coup trop faibles, trop fatigués pour poursuivre une aventure nationale ? Alors le plus qu’ils puissent faire, ne serait-ce pas de se fondre soit dans un ensemble atlantique, soit dans un ensemble méditerranéen, soit encore de se laisser mollement ballotter à la rencontre de ces deux ensembles ?  Ce dernier scénario n’est pas désirable à mes yeux, mais il est certainement plausible.

Puisque j’ai dit mon choix en faveur de la poursuite de l’histoire nationale, il me faut dire quelques mots de ce que  ce choix implique. Viendrait au centre une notion qui a presque complètement disparu du discours politique. C’est la notion d’indépendance nationale. Elle est souvent ridiculisée avec celle de souveraineté. Nous ne sommes plus ni ne pouvons être indépendants ni souverains, oubliez ces chimères, nous vivons désormais dans un monde  d’interdépendance ! En réalité, l’indépendance a peu à voir avec l’idée d’un pouvoir tout-puissant sur son territoire, d’une détermination souveraine des conditions de la vie commune. Cela est en effet une chimère, mais l’indépendance est autre chose. De même que dans notre vie personnelle, si nous ne choisissons pas toujours les circonstances ni ne sommes maîtres des rencontres, nous tenons cependant à choisir ce que nous faisons, c’est-à-dire à la fois à garder la maîtrise de notre conduite et à nous reconnaître dans ce que nous faisons, et quand nous cédons à la nécessité, que ce soit en le sachant, et ce sera encore un acte de liberté, de même dans la vie collective d’une nation indépendante, nous souhaitons avoir part aux actions communes, nous souhaitons pouvoir les reconnaître comme nôtres, comme un accroissement de notre être propre, et nous nous sentons responsables du destin de la chose commune. L’indépendance, c’est simplement cela : pouvoir avoir part à une action commune, une action dont nous nous savons co-responsables.

      On pourrait dire la même chose de la façon suivante qui est peut-être plus suggestive.  Nous sommes à la fois citoyens du monde, citoyens européens, citoyens français (anglais, allemands, etc). Nous sommes plus citoyens européens que citoyens du monde, et nous sommes plus citoyens français que citoyens européens car c’est au destin de la chose commune appelée France que notre propre sort est le plus intimement attaché. C’est en tant que citoyens français que nous prenons les décisions les plus importantes pour notre vie commune et personnelle. En veut-on un  signe ? Quand nous sommes frappés par un drame (émeutes ou acte terroriste), nos gouvernants ne nous parlent plus que de la France. Alors se préoccuper de l’indépendance nationale, c’est simplement essayer de tirer toutes les conséquences de ce fait.

         J’ai mentionné les deux grands ensembles dont le poids peut nous inciter à renoncer à l’effort pour préserver ou ranimer un projet national. Soit, en termes géographiques, le monde atlantique et le monde méditerranéen. Le premier à confiance dans l’échange et dans une certaine manière de régler les échanges, il donne le ton à la vie moderne depuis longtemps déjà, et nous sommes fortement incités à nous régler sur ses règles. Quant au second, on nous dit qu’il faut avoir confiance dans la contagion de la ressemblance humaine, que ce que nous avons fait avec l’ Allemagne après tant de guerres, nous pouvons et devons le faire avec le sud de la Méditerranée après des conflits cruels, et nous sommes vivement incités à nous ouvrir franchement aux populations du sud. Se régler sur l’Atlantique, s’ouvrir à la Méditerranée, tel est le grand voyage qui nous attend lorsque nous aurons franchement renoncé à la chimère nationale. Qui résisterait à cette double houle venue de l’ouest et du sud,  et qui promet à la fois les bénéfices de la concurrence et les jouissances de la compassion ? Qui résisterait à la tentation dans les deux cas d’un monde sans frontières réglé pour moitié par la concurrence, pour moitié par le sentiment de la ressemblance humaine ? Ce serait cependant un monde dans lequel nous aurions renoncé à agir comme une communauté humaine qui a produit de grandes chose et espère en produire encore.

      Peut-il encore y avoir des stratégies nationales ? J’ai dit le peu de crédit que j’accorde à l’hypothèse européenne. Je n’ai pas caché non plus, du moins je le crois, les faiblesses de la perspective nationale qui a ma préférence. Quelle  démarche tant soit peu opérationnelle peut-on tirer de ces considérations qui ne peuvent soutenir que des projets modestes ? Le  défi central est la passivité dans laquelle, comme Européens ou citoyens de nos nations respectives, nous nous engourdissons. Nous nous laissons de plus en plus porter par cette double houle, atlantique et méditerranéenne, dont je parlais à l’instant. Or, la Turquie est au croisement de ces deux mouvements, pilier de l’OTAN d’un côté, s’imposant de plus en plus décidément comme un, ou le leader du monde musulman de l’autre. Si la Turquie entrait dans les conseils européens, ce qui se dessinait mollement dans la passivité cristalliserait brusquement. En effet la Turquie déciderait immédiatement de la politique européenne dans cette  région décisive du monde, elle déciderait de plus de la moitié des questions qui nous concernent. Comment je le sais ? Pays nombreux, actif, puissant, nourrissant  de vastes et d’ailleurs légitimes ambitions, devenu précisément ce que nous avons renoncé à être, c’est-à-dire une nation qui veut être influente sur les destinées du monde, comment n’entraînerait-elle pas, ou en tout cas n’intimiderait-elle pas  notre congrégation de nations qui ont renoncé à être indépendantes sans parvenir à créer une véritable association politique ? Dire franchement à la Turquie qu’elle ne fera pas partie des conseils européens, un tel acte serait la première action politique forte venue d’Europe depuis bien longtemps. Il ne viendra pas des institutions communes, mais de quelques nations qui  ont gardé le sens de  leurs responsabilités pour l’Europe, c’est-à-dire principalement de la France et de l’Allemagne. Montaigne cite ce mot de Plutarque selon lequel les habitants d’Asie étaient esclaves d’un seul pour ne savoir prononcer une seule syllabe qui est Non. L’Europe c’était le pays où l’on sait dire Non.


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