Les comparaisons récurrentes entre les guerres du Vietnam, du Golfe et en Afghanistan ont fait l’objet d’une conférence à Washington en mars 2010. Cette chronique recense les différents points de vue des intervenants à ce colloque.
En 1991, le président américain George H.W. Bush clamait après la victoire contre l'armée irakienne que « le spectre du Viêtnam était enterré pour toujours dans les sables du désert de la péninsule Arabique ». Sa prédiction n'allait se vérifier qu'environ dix années plus tard. Dès 2002, George W. Bush demandait au Congrès l'autorisation de pouvoir éventuellement recourir à la force pour désarmer Saddam Hussein. Des journalistes rapprochèrent immédiatement cette initiative de celle de Lyndon B. Johnson qui incita en 1964 le parlement américain à voter la résolution du golfe du Tonkin1. Depuis, les comparaisons entre les deux guerres se sont multipliées et les commentateurs n'ont cessé de dresser des analogies ou de marquer les différences entre ces deux conflits.
Le sujet ne semble toujours pas épuisé puisqu'un colloque s'est tenu au mois de mars 2010 à Washington D.C. sur le thème des Lessons Learned, Lessons Lost: Counterinsurgency from Vietnam to Iraq and Afghanistan. Organisée par la Johns Hopkins University et le Vietnam Center de la Texas Tech University, cette manifestation a rassemblé pendant deux jours des universitaires, des témoins ou des journalistes qui ont notamment tenté de présenter, de comparer ou d'évaluer les stratégies usitées pendant les guerres du Viêtnam, d'Irak ou d'Afghanistan.
Il ne s'agit pas ici de rendre compte précisément de ces débats, qui peuvent être visionnés ici, mais plutôt de recenser rapidement les principales lignes de partage qui ont divisé les intervenants.
L'histoire de la guerre du Viêtnam est par exemple loin de faire l'objet d'un consensus aujourd'hui en Amérique. Deux écoles de pensée s'affrontent pour expliquer les raisons de la défaite américaine. La première affirme que la guerre ne pouvait être gagnée par les États-Unis sans employer des moyens hors de proportion avec les enjeux du conflit. L'intervention américaine aurait donc été une erreur de jugement tragique. L'absence de légitimité du gouvernement à Saigon, la fragilité de la société sud-vietnamienne, mais aussi les erreurs des Américains, qui n'ont jamais compris les motivations, les intentions de leur ennemi ou de. leur allié vietnamien, ont précipité le départ des GI's.
À l'inverse, une seconde école justifie l'intervention américaine, estimant que la victoire était parfaitement possible, même si la conduite de la guerre a trop souvent été de piètre qualité. Des progrès ont finalement été réalisés, de sorte que l'insurrection communiste était annihilée dans le Sud au début des années 70. L'effondrement de la république du Viêtnam s'explique surtout par le fait que les États-Unis n'ont pas tenu dans la durée leurs promesses d'aide financière et matérielle, et qu'ils n'ont pas déployé leurs moyens aériens en 1975, lors de l'invasion de l'armée communiste, comme ils l'avaient fait en 19722.
Bien sûr, la quantité d'écrits portant sur les conflits d'Irak et d'Afghanistan est loin d'être aussi imposante que pour la guerre du Viêtnam. C'est ce qu'Andrew Exum du CNAS3 a indirectement pointé en indiquant que l'histoire du Surge, du point de vue des Irakiens ou du simple soldat américain, restait encore à écrire. Mais de nombreux débats sont en train d'émerger qui nécessiteront des études complémentaires avant d'être résolus. Thomas Ricks se montre par exemple sceptique sur la réalité du succès du Surge4. Il reconnaît que l'insécurité a diminué, mais estime que les problèmes politiques sont restés les mêmes et que rien n'est fondamentalement réglé. Le succès serait plus tactique que stratégique.
De même, sur l'Afghanistan, quelques critiques ont été émises à propos de la pertinence du document officiel FM 3-24, publié par l'Army et les Marines. Ce texte doctrinal traite de la guerre contre-insurrectionnelle et pose les principes généraux à suivre « pour gagner les cours et les esprits » de la population. Bing West5a fait référence de manière provocante aux films de Western pour expliquer que les autochtones finiront toujours par se ranger du côté du plus fort, au-delà des efforts de séduction des uns et des autres. Comme dans le film Les Sept mercenaires, la population locale suivra le camp qui assurera le mieux sa sécurité et sera capable d'éliminer ses ennemis. Il reste réservé sur l'effet des actions non-militaires. D'autres, peut-être plus subtils ou moins cinéphiles, ont insisté sur le fait que l'histoire locale avait plus d'intérêt pour définir une stratégie efficace qu'une simple étude de l'histoire comparative des conflits irréguliers. L'anthropologie, l'analyse des systèmes sociaux, des systèmes d'échange et de production se révèlent plus pertinents pour combattre un ennemi implanté dans une population donnée que de grands principes génériques distillés dans un document doctrinal. Mieux vaut connaitre l'histoire de l'Afghanistan depuis 200 ans que celle des conflits irréguliers des cinquante dernières années. Certains, enfin, ont critiqué le fait que le FM 3-24 serait trop inspiré des théoriciens français de la guerre contre-insurrectionnelle des années cinquante, qui pensaient ce type de lutte dans un environnement complètement différent de celui d'aujourd'hui. Les Français souhaitaient demeurer dans le pays, alors que les Américains ont plutôt vocation à rester un temps limité sur place6.
Une histoire controversée, une histoire qui reste à écrire ou une histoire en train de s'écrire : ce colloque a en tout cas montré que les sciences humaines demeuraient un outil indispensable pour réfléchir et analyser de manière efficace les problèmes stratégiques ou tactiques actuels.
1) Mike Allen et Charles Lane, « Resolution Likened to '64 Vietnam Measure », Washington Post, 20 septembre 2002. 2) Pour la première thèse, un des ouvrages les plus récents est celui de John Prados, Vietnam: The History of an Unwinnable War, 1945-1975 (University Press of Kansas, 2009, 656 pages). Pour la seconde, se reporter à Mark Moyar, Triumph Forsaken: The Vietnam War, 1954-1965 (Cambridge University Press, 2006, 542 pages). Ce débat historiographique se prolonge aujourd'hui dans l'ouvrage d'Andrew Wiest et Michael Doidge : Triumph Revisited: Historians Battle for the Vietnam War (Routledge, 2010, 256 pages). 3) Center for New American Security. 4) Ricks est journaliste et l'auteur de Fiasco: The American Military Adventure in Iraq, 2003 to 2005 (Penguin Press, 2006, 496 pages), et de The Gamble (Penguin Press, 2009, 400 pages), qui narrent l'échec de la stratégie américaine en Irak, puis la montée en puissance du Surge. 5) Ancien Marine ayant combattu au Vietnam et qui a fait partie de l'administration Reagan, Bing West est un observateur reconnu des conflits récents qui n'hésite pas à aller sur le terrain pour illustrer ses thèses. Il a notamment écrit un ouvrage qui fait référence sur la bataille de Falloujah, No True Glory: A Frontline Account of the Battle for Fallujah (Bantam, 2005, 400 pages) et une histoire du conflit irakien The Strongest Tribe (Random House, 2008, 464 pages). 6) Un des adversaires les plus virulents aux États-Unis du contenu du FM 3-24 est le colonel Gentile de l'US Army, qui n'était pas présent à ce colloque, mais dont on pourra apprécier les thèses dans cet article du magazine Parameters. Au-delà de ces critiques, force est de reconnaître que le FM 3-24 a été un outil de communication très utile pour transformer la perception des militaires américains sur la guerre irrégulière.
Sources : IRSEM