L’IRSEM est l’institut de recherche stratégique du ministère des Armées dont la singularité est d’être à l’intersection des mondes de la Défense et de l’Université. C’est aussi la diversité de son équipe de recherche, associant universitaires et militaires, qui fait de l’Institut un endroit unique que nous vous proposons de découvrir à travers les portraits de nos chercheurs…
Je suis arrivé à l’IRSEM début janvier 2018 afin d’occuper le poste de chercheur en théorie des conflits armés, rattaché au domaine Pensée stratégique de l’Institut. Avant d’arriver à Paris, j’ai achevé un contrat de chercheur postdoctoral sur le projet ERC GRAPH « The Great War and Modern Philosophy » à la KU Leuven (Université catholique de Louvain), en Belgique flamande. L’objectif de mes recherches était alors de comprendre l’absolutisation de l’hostilité pendant le premier conflit mondial, à partir de différentes théories de la guerre, d’histoire militaire, de matériaux d’archives et de philosophie politique.
Auparavant, j’avais été ATER (Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche) en philosophie allemande et contemporaine, après avoir soutenu une thèse en philosophie en 2013 à l’Université de Lille. Mes travaux de doctorat portaient sur le nihilisme, dans toutes ses déclinaisons théoriques et pratiques, à partir des textes de Martin Heidegger et de ses étudiants tels que Hannah Arendt, Karl Löwith ou encore les travaux d’anthropologie philosophique de Günther Anders. Le contexte historique de mes travaux d’alors était davantage marqué par la Deuxième Guerre mondiale. Mon parcours universitaire, si l’on veut, s’est construit progressivement comme une réflexion continue sur la notion de destruction, avec dans son sillage les modalités variées de la violence organisée.
Mes recherches portent en ce moment sur ce que la littérature stratégique désigne comme les « nouvelles guerres » ou ce qu’on appelle plus volontiers les « guerres asymétriques ». Les auteurs cités régulièrement sur le sujet sont par exemple Mary Kaldor ou Herfried Münkler. Mon projet revient au fond à essayer de mieux comprendre ce qu’on appelle un conflit armé au 21e siècle et à élaborer des distinctions conceptuelles adaptées qui tiennent compte des évolutions du droit, de l’emploi et de la nature des forces armées. Sur ce thème, on pourra lire cet article, paru dans la revue Le Philosophoire en 2017, qui restitue la portée théorique des ouvrages de David Galula : « Du terrorisme à la guerre civile ? Notes sur David Galula et sa pensée de la contre-insurrection ».
De l’autre côté du prisme stratégique se pose toujours la question du nucléaire militaire que j’ai traitée brièvement lors d’une conférence en mars 2018 à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), dont la captation vidéo est accessible en ligne et porte sur la logique et la grammaire de la guerre nucléaire.
Concernant mes travaux de ces dernières années, on pourra se référer à cet article, publié il y a peu de temps dans le Tijdschrift voor Filosofie, qui présente la relation entre hostilité, guerre et politique lors de la Première Guerre mondiale à partir de Clausewitz et en quoi celle-ci a été décisive dans la formulation des thèses du décisionnisme schmittien, lorsque la désignation de l’ennemi en situation d’exception excède le droit et en vient à le fonder : « Esquisse d'une philosophie politique de la Première Guerre mondiale : Schmitt, Clausewitz et le problème de l'hostilité ». Et puis si on veut réfléchir plus largement à la question de la destruction relativement à celle du sens de l’histoire, un de mes articles, publié dans la revue Alter, est également disponible en ligne à ce sujet : « Eschatologie et temps de la fin : le problème de l’histoire « entre » Jonas et Anders ».
Le rôle du chercheur, me semble-t-il, dépend étroitement de la forme de son travail, ce qu’on désigne donc par « recherche ». La discipline du chercheur, pour ce qui concerne mes spécialités, requiert surtout d’avoir pour passion désuète celle du silence de la lecture ! Ce travail réclame de la patience et de l’endurance, avec une productivité difficilement quantifiable puisque parmi les nombreux livres, articles, séminaires, colloques et entretiens avec des acteurs de terrain utilisés comme matière première, le produit fini, qu’il réponde aux standards académiques de présentation ou qu’il soit conçu dans un but opérationnel, ne représentera que le sommet visible des heures de recherche investies « face au papier que sa blancheur défend ». J’ai du mal à imaginer combien d’heures de lecture et d’écriture furent par exemple nécessaires à Raymond Aron tant pour achever ses plus denses volumes qu’afin de produire ses analyses plus brèves dans la presse !
Quelle que soit sa forme d’expression et son champ d’application, par ailleurs, la recherche impose la prudence du verbe et la précision dévote qui l’accompagne. Penser la guerre, développer une réflexion stratégique sur les conflits armés passés, actuels et à venir, demeure en cela à la fois crucial et complexe. Pour s’en convaincre, au besoin, on peut encore et toujours lire L’étrange défaite de Marc Bloch, et se souvenir ainsi que la théorie n’est pas qu’un simple reflet des pratiques, qu’elle demeure même la condition des victoires, tout comme elle n’est jamais indépendante et encore moins hors sol, sous peine que la raison n’en perde l’esprit. Apporter de modestes éclaircissements sur les modalités comme les enjeux de la défense d’aujourd’hui et de demain, c’est là peut-être le rôle du chercheur théoricien en « études de la guerre ».
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