Créée en 1967, en pleine escalade de la guerre du Vietnam, la Society for Historians of American Foreign Relations (SHAFR) organise un grand colloque bisannuel dans un état différent des États-Unis. Historiens américains, auxquels se joignent quelques étrangers, présentent l’état de leurs travaux, dans le cadre d’une soixantaine de panels sélectionnés bien en amont. Cette année, le colloque SHAFR avait lieu à Hartford, dans le Connecticut, sur le thème particulièrement bien choisi des « lendemains de révolution ».
Les sujets abordés donnent un excellent aperçu de la vitalité et de la richesse de l’historiographie américaine, mais aussi de ses limites[1]. Les panels ont porté sur des thèmes aussi variés que la révolution américaine, la politique étrangère des États-Unis à la fin du XVIIIe siècle et son héritage, la guerre civile, les rapports entre diplomatie et commerce au XIXesiècle, la guerre hispano-américaine de 1898, l’occupation américaine des Philippines au début du XXe siècle, le Wilsonisme, la révolution mexicaine, les deux guerres mondiales, etc. Mais la guerre froide a l’objet d’un traitement privilégié en concentrant plus de la moitié des panels. Elle a étudiée sous tous ses aspects, qu’il s’agisse de ses interactions avec l’économie, l’art, la religion, la culture, la décolonisation ou la question raciale, à travers le prisme des échelles, locale, régionale, transnationale et mondiale.
À l’évidence, l’historiographie américaine n’est plus prisonnière de la cristallisation mémorielle suscitée par la guerre du Vietnam et le syndrome auquel elle a immédiatement donné naissance aux États-Unis. Par les moyens engagés comme par ses conséquences, cette guerre demeure toutefois incontournable et les organisateurs du colloque ont accueilli cette année un panel et une table ronde sur le Vietnam. Le premier présentait des thèses en cours sur le nationalisme vietnamien et le nation-building au Sud-Vietnam à l’époque des régimes Ngo Dinh Diem (1954-1963) et Nguyen Van Thieu (1965-1975).
L’histoire de l’autre Vietnam, du vaincu, disparu comme état en 1975, est en effet revisitée depuis une décennie par une nouvelle génération de chercheurs américains, notamment autour d’Edward Miller (Dartmouth College), qui n’hésitent pas à consulter les archives déclassifiées au Vietnam. Présidée par Mark Lawrence (Université du Texas), auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les guerres d’Indochine, une table ronde a également été consacrée aux interactions entre la guerre et la paix au Vietnam. En se fondant sur des ouvrages récemment publiés ou à paraître, les participants se sont efforcés d’éclairer les modalités du processus de décision, du triple point de vue américain, vietnamien et français, autour du thème (fortement débattu) des « occasions manquées » pour faire la paix.
Pierre Asselin (Hawai Pacific University) a soutenu que l’évolution des rapports de force au sein du bureau politique à Hanoi, surtout à partir de l’échec de la neutralisation du Laos en 1962, rendit vaine toutes les tentatives de négociation jusqu’en 1972[2] ; Lien-Hang Nguyen (University of Kentucky), a apporté un éclairage inédit sur le processus de décision politico-stratégique de Hanoi, autour du rôle décisif de Lê Duan et Lê Duc Tho au sein du bureau politique dans les années 1960[3] ; James Hershberg (George Washington University) a décortiqué une filière secrète de paix dénommée Marigold, poursuivie fin 1966 entre des représentants de la Pologne, de l’Italie, des États-Unis et du Vietnam[4]. Enfin, Pierre Journoud (IRSEM) a analysé la contribution française au processus de paix américano-vietnamien, dans la complémentarité des actions officielles, secrètes et privées[5]. Il a saisi l’occasion de la présence de plusieurs spécialistes américains des guerres d’Indochine et d’étudiants pour rappeler également les récentes contributions françaises à l’historiographie des guerre d’Indochine.
Rappelons, sans prétention exhaustive :
- Dans le domaine politique ou politico-stratégique : la publication de la thèse de François Guillemot : Dai Viêt, indépendance et révolution au Viêt-Nam. L’échec de la troisième voie, 1938-1955 (Indes Savantes, 2012) ; celle de Céline Marangé : Le communisme vietnamien (1919-1991). Construction d’un état-nation entre Moscou et Pékin(Presses de Sciences Po, 2012) ; enfin la publication de l’ouvrage de l’historien américain Christopher Goscha : Vietnam, un état né de la guerre, 1945-1954(Armand Colin, 2011).
- Dans le domaine plus spécifiquement militaire, la publication de la thèse de Jean-Marc Le Page : Les services secrets en Indochine (Nouveau Monde éditions, 2012) ; la thèse du capitaine Ivan Cadeau sur l’arme du génie pendant la guerre d’Indochine (Paris IV, 2010) ainsi que la publication des Enseignements de la guerre d’Indochine, 1945-1954, Tome 1, Rapport du Général Ely, commandant en chef en Extrême-Orient(Service Historique de la Défense, 2011).
- Et sur la mémoire de la guerre : la thèse en cours de Laure Cournil (Paris I) sur les combattants de Dien Bien Phu, les travaux de Pierre Journoud sur la bataille de Dien Bien Phu et sa mémoire (« La bataille de Dien Bien Phu ou le succès d’un stratagème sino-vietnamien », à paraître dans un ouvrage collectif sur L’art du piège à la Documentation française ; « Dien Bien Phu : naissance et destin d’un mythe héroïque », à paraître dans un ouvrage collectif sur l’héroïsme aux Publications universitaires de Rennes ; Paroles de Dien Bien Phu. Les survivants témoignent, avec Hugues Tertrais, réédition Tallandier en collection Texto, 2012), la thèse en cours de Julien Mary sur la fabrique mémorielle des prisonniers de guerre en Indochine (Montpellier III), la biographie de Bénédicte Chéron sur Pierre Schoendoerffer (CNRS-éditions, 2012).
Comme on ne peut faire état, malheureusement, d’une telle production sur la deuxième guerre d’Indochine, la « guerre du Vietnam », les éditeurs rééditent des histoires de qualité mais plus anciennes : Philippe Franchini (Les guerres d’Indochine, 2 tomes, Tallandier, collection Texto, 2012) ; ou publient des traductions françaises d’ouvrages américains (John Prados, La guerre du Vietnam, Perrin, 2011), en attendant l’achèvement de quelques thèses prometteuses, comme celle d’Elie Tenenbaum sur la circulation des savoirs stratégiques irréguliers en Occident de 1941 à 1976 (France, Grande-Bretagne, états-Unis), déjà prix d’histoire militaire 2012 pour son mémoire de master (« L’influence française sur la stratégie américaine de contre-insurrection, 1945-1972 »).
Pour combler – provisoirement – ce déficit, l’Irsem a soutenu la publication des actes réactualisés d’un colloque international auquel avaient participé quelques-uns des meilleurs spécialistes du Vietnam : Pierre Journoud et Cécile Menétrey-Monchau (dir.), Vietnam 1968-1976. La sortie de guerre(Peter Lang, 2012).
[1] On trouvera le programme complet de la conférence à l’adresse Internet de la SHAFR (http://www.shafr.org/conferences/annual/2012-annual-meeting/conference-program/).
[2] Ouvrage à paraître sur la diplomatie vietnamienne entre 1954 et 1965.
[3] Lien-Hang Nguyen, Hanoi’s War: An International History of the War for Peace in Vietnam, Chapell Hill, The University of North Carolina Press, 2012 (http://uncpress.unc.edu/browse/book_detail?title_id=2850).
[4] James Hershberg, Marigold: The Lost Chance for Peace in Vietnam, Stanford University Press, 2012 (http://www.sup.org/book.cgi?id=20877).
[5]P. Journoud, De Gaulle et le Vietnam (1945-1969). La réconciliation, Paris, Tallandier, 2011 (http://www.tallandier.com/ouvrages.php?idO=497&from=recherche&texto=0) ; P. Journoud et Cécile Menétrey-Monchau (dir.), Vietnam 1968-1976. La sortie de guerre, Bruxelles, Peter Lang, 2012 (http://peterlang.com/index.cfm?event=cmp.ccc.seitenstruktur.detailseiten&seitentyp=produkt&pk=62116&cid=450&concordeid=21744).
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