À la demande et avec le soutien de l’ambassade de France au Vietnam, l’école française d’Extrême-Orient a organisé à Hanoi, le 11 octobre 2012, une conférence franco-vietnamienne sur la fin de la guerre du Vietnam, en ouverture d’une exposition consacrée à la vie des Vietnamiens pendant les bombardements américains de l’année 1972 sur la région Hanoi-Haiphong . L’initiative française était justifiée par la commémoration du bombardement, le 11 octobre 1972, de la délégation générale de France – tel était alors le niveau de notre représentation diplomatique à Hanoi, à mi-chemin plus qu’un consulat mais pas tout à fait une ambassade – dans lequel périt notamment son chef, l’ambassadeur Pierre Susini.
Devant un public d’environ 200 personnes, le colonel Nguyen Xuan Nang, directeur du musée d’histoire militaire de Hanoi, et Pierre Journoud, chargé d’études à l’IRSEM, ont croisé leurs analyses pour éclairer le contexte diplomatique et militaire d'une année considérée comme un tournant majeur de la guerre du Vietnam. 1972, en effet, a connu une double escalade, celle de la logique de guerre et celle du processus de paix – paradoxe souvent rencontré dans les « sorties de guerre ». Jusqu’alors, la négociation n’avait été qu’un adjuvant de la guerre : chaque camp n’y avait participé qu’avec la volonté de ne lâcher aucune concession majeure avant d’avoir remporté une victoire militaire importante et si possible décisive. Fut-ce l’objectif de la vaste offensive conventionnelle que les Vietnamiens décidèrent de lancer, le 30 mars, à travers le 17eparallèle ? Ses objectifs précis sont encore sujets à débat mais elle démontra, a minima, que la politique de « vietnamisation » poursuivie par Nixon était un échec : sans le soutien aérien des États-Unis, qui s’avéra déterminant pour juguler l'offensive conventionnelle de l’Armée populaire du Vietnam, le régime sud-vietnamien ne se serait-il pas effondré dès le printemps 1972, face aux assauts méthodiques des divisions d’élite de l’Armée populaire à travers le 17e parallèle ? L’audace de Hanoi provoqua néanmoins de très lourdes pertes dans son camp et conduisit Nixon à ordonner le minage des ports et la reprise des bombardements aériens sur le Nord-Vietnam, que son prédécesseur avait stoppés, totalement, unilatéralement et inconditionnellement, le 1er novembre 1968.
Au cours de deux opérations successives, Linebacker I entre mai et octobre, puis Linebacker II, entre le 18 et le 29 décembre, les pilotes des B-52 du Strategic Air Command et des chasseurs de l’US Air Force et de la Navy, bénéficièrent de règles d’engagement assouplies pour détruire ce qui restait des voies de communication et du potentiel industriel de ce petit pays. L’usage de bombes au laser de première génération, pour la première fois dans le conflit, ne put empêcher de nombreux « dommages collatéraux » : outre la délégation générale de France en octobre, un quartier entier de la capitale fut détruit, en décembre, celui de Kham Tien, ainsi que l’hôpital Bach Mai. Environ 2 000 civils périrent sous les bombes de Linebacker II. Mais le nombre de victimes aurait sans doute été bien plus important si les dirigeants vietnamiens n’avaient décidé d’évacuer massivement la ville : d’après les sources vietnamiennes, 500 000 personnes sur les 600 000 que comptait alors Hanoi ! A la surprise du commandement américain, la réaction de la DCA – qui passait alors pour l’une des plus denses du monde – s’est révélée suffisamment efficace pour qu’au troisième jour de bombardements, le 20 décembre, un taux de pertes de B-52 anormalement élevé de 7 % conduisît le Strategic Air Command à réviser sa stratégie en réduisant en particulier le nombre de B-52 engagés dans les raids.
Peut-on cependant parler d’une victoire vietnamienne ? Peut-on partager cette idée, souvent invoquée par l’historiographie vietnamienne officielle, d’un « Dien Bien Phu aérien » ? Les notions de victoire et de défaite, instrumentalisées encore aujourd’hui dans les deux pays, doivent être relativisées. Si l’on peut comprendre le potentiel mobilisateur de Dien Bien Phu – victoire décisive et fondatrice de l’« État-parti » du Vietnam contre la France – à l’épreuve des bombardements américains et au terme de presque trois décennies de guerre, la capacité de résilience de la population et l’efficacité pourtant avérée du renseignement et de la DCA ne sauraient suffire à accréditer l’idée d’une victoire vietnamienne. L’historiographie officielle et encore héroïsante de la guerre est contestée au Vietnam même. Les témoignages des Hanoïens ayant subi ces bombardements, révélés par des journalistes vietnamiens dans un récent ouvrage, [Collectif, Doi mat voi B-52 - Hoi uc Ha Noi 18/12/1972 - 29/12/1972 ; Affronter les B-52, mémoires de Hanoi 18/12/1972 – 29/12/1972, Ho Chi Minh-Ville, éditions Tre, 2012] trahissent pour la première fois les souffrances et le découragement de certains habitants.
Ce ne fut pas, pour autant, une victoire des États-Unis. Certes, les objectifs assignés par Nixon à Linebacker – appliquer une force aérienne massive et brutale pour réduire le potentiel économique et le faire revenir l’adversaire à la table des négociations – semblent avoir été atteints. Et l’accord finalement signé à Paris, le 27 janvier 1973, qui mit fin à la dimension américano-vietnamienne de ce conflit, introduisait quelques changements avantageux pour les États-Unis et leurs alliés. Mais il entérinait aussi le départ définitif des troupes américaines (un peu plus de 500 000 soldats fin 1968, 24 000 soldats fin 1972, principalement des forces aériennes et des troupes logistiques). Surtout, il laissait subsister au Sud-Vietnam et au grand dam du général Thieu, président de la République du (Sud-)Vietnam, 200 à 300 000 soldats de l’Armée populaire du Vietnam. Deux objectifs majeurs des responsables du Bureau politique du Parti communiste vietnamien étaient donc atteints : le départ des forces terrestres américaines et le maintien de leurs propres troupes au Sud, dans l’option d’une reconquête ultérieure de cette moitié méridionale que les États-Unis, reproduisant certaines erreurs passées de la France, s’étaient acharnés à ériger en bastion anticommuniste[1].
La généreuse couverture de la conférence par la presse nationale vietnamienne – y compris le Quan Doi Nhan Dan, quotidien de l’Armée populaire – a sans doute tenu à une conjoncture particulière, dont on peut distinguer brièvement trois principales composantes :
- La persistance d’une historiographie encore relativement figée. La vision de l’histoire dominant dans les médias, les manuels scolaires et les ouvrages d’histoire, est centrée sur le rôle des grands acteurs ou des acteurs collectifs, les faits politiques et militaires. C’est une histoire nationaliste et hagiographique – vantant l’héroïsme, la victoire et l’unité du peuple et du Parti qui l’a guidé. En somme, la mémoire officielle tient lieu d’histoire. Occultées dans le débat public, les divisions et les dissidences, les souffrances et les échecs, ne sont évoqués que dans une littérature plus ou moins dissidente, et parfois dans les mémoires de quelques grands acteurs ou les ouvrages de témoignages. Aussi, beaucoup de Vietnamiens se détournent-ils de l’histoire officielle ou, quand ils décident de poursuivre des études d’histoire, d’une période contemporaine jugée trop sensible et peu propice à des recherches qui auront un rayonnement national, voire international. Les uns versent dans l’indifférence, voire le rejet de l’histoire, alimentant un clivage générationnel nourri par l’inquiétude des témoins et acteurs encore nombreux de la « guerre de résistance » ; les autres, dans une authentique quête d’intelligibilité qui les conduits à rechercher sur Internet et dans leurs contacts avec les étrangers les repères historiques qui ne leur sont pas fournis par les canaux officiels.
- Un effort d’ouverture. Conscients de ce caractère vétuste de la discipline historique dans leur pays, les dirigeants réfléchissent cependant à de nouvelles réformes. Des débats ont même émergé dans la presse sur les modalités de l’enseignement et l’écriture des manuels. Quelques programmes internationaux permettent, par exemple depuis deux ans à l’Université des sciences sociales et humaines de Hanoi, aux étudiants en master d’histoire de recevoir plusieurs dizaines d’heures de cours, chaque année, de spécialistes étrangers de la période contemporaine – en l’occurrence américains, français, australiens, allemands et japonais. La curiosité des étudiants pour les savoirs et savoir-faire étrangers semble croissante. À la faveur de cet effort d’ouverture et d’internationalisation dans le domaine des sciences humaines et sociales, en tout point conforme à la politique étrangère et de défense du Vietnam, de nouveaux sujets de mémoire ou de thèse émergent peu à peu ; les échanges se multiplient et une dynamique semble engagée. On ne peut que s’en réjouir, même s’il faudra, en définitive, l’apprécier dans la durée.
- L’obsession chinoise. Le poids de l’histoire et la géographie, conjugué à une politique plus musclée de la Chine dans son environnement régional et maritime depuis le milieu des années 2000, notamment autour des archipels Spratley et Paracel, alimentent un sentiment antichinois très vif, actuellement, parmi les Vietnamiens, au point de transcender tous les clivages idéologiques et générationnels. Lors du débat qui a suivi la conférence, de nombreuses questions ont porté sur la Chine, son rôle pendant la guerre et sa supposée politique d’abandon, voire de trahison, du Vietnam. Conscient de la difficulté des Vietnamiens à accepter, à l’époque, le rapprochement sino-américain alors qu’ils subissaient les bombardements américains les plus intensifs de toute la guerre, l’historien a dû rappeler que, malgré les divergences croissantes entre Pékin et Hanoi sur la stratégie à mettre en œuvre face aux Américains, le rapprochement sino-américain ne s’était pas traduit par la diminution de l’aide chinoise au Vietnam avant la signature de Paris en 1973. À l’évidence, l’intense curiosité des Vietnamiens pour l’histoire récente de leurs relations avec la Chine est à la mesure des inquiétudes que suscite le présent. Elle trahit l’importance de l’influence politique, économique et financière de la Chine au Vietnam, comme dans son voisinage immédiat ; la peur sincère des Vietnamiens de voir leur pays ravalé à terme au rang d’une simple province chinoise, comme il le fut au cours du premier millénaire de leur histoire. Aujourd’hui comme hier, le nationalisme est la réponse collective et spontanée de ce peuple intrépide, en dépit de ses fractures internes, face à ce qu’il perçoit comme une menace pour son identité et son existence en tant qu’État-nation. Il est urgent de les aider à en trouver d’autres.
[1] Les conditions de la signature et de l’application de l’accord de Paris seront étudiées en détails dans un colloque international organisé, à l’occasion du quarantième anniversaire de sa signature, par l’Université de Hanoi, les 17 et 18 janvier 2013, en partenariat avec l’IRSEM et la Hawai Pacific University.
Crédits: photos AVI (Agence Vietnamienne d'Information).
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