Le général de division Pascal Facon commande l’opération Barkhane depuis le 26 juillet 2019. A quelques jours de son retour en France il revient sur une année d’engagement dans le Sahel.
Mon général, vous êtes depuis un an le commandant de l’opération Barkhane, qu’est ce qui a fondamentalement changé depuis votre arrivée ?
Barkhane est une force apprenante, pas seulement depuis un an mais depuis bientôt six ans. Elle se transforme, s’adapte tous les jours à de nouveaux défis et à de nouvelles contraintes. Cependant ce qui a indéniablement et fondamentalement changé en un an c’est la connaissance quasi intime que nous avons de notre ennemi. Non pas que nous n’en savions rien, mais des efforts intenses de caractérisation de ses zones d’implantation, de son biotope, de ce que l’on appelle dans notre jargon le « pattern of life » ont été réalisés et ont porté leurs fruits. Nous connaissons bien mieux nos ennemis aujourd’hui qu’il y a un an. En outre, le partage de renseignements avec nos partenaires s’est densifié, rendant nos analyses plus pointues et directement utiles pour orienter nos opérations. De facto nos actions sur le terrain sont plus efficaces et des coups sévères ont pu être portés, notamment à l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) dans la zone dite des trois frontières (Mali, Niger et Burkina Faso). Par ailleurs, cet ennemi a lui-même évolué, pour des raisons internes ou exogènes. Les affrontements entre le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM) et l’EIGS par exemple modifient localement et parfois en profondeur les rapports de force, les zones d’influence ou de prédation voire les comportements des différents groupes armés terroristes (GAT) dont les affiliations fluctuent.
Le deuxième changement majeur sur l’année écoulée tient à la coordination entre Barkhane et ses partenaires. Cette coordination est le fruit d’un travail patient, débuté il y a des années et dont nous tirons pleinement profit aujourd’hui. Elle s’est accélérée suite à une erreur stratégique des GAT. En s’attaquant à trois pays simultanément, ils ont précipité une forme « d’union sacrée » dans un combat commun au-delà des divergences politiques et d’agendas.
La coordination se fait désormais à trois niveaux. Au niveau politique, avec la mise en place des comités de suivi de Pau à la suite du sommet du 13 janvier 2020. Au niveau opératif, par une synchronisation et une complémentarité entre les principales opérations de Barkhane, les opérations de la Force Conjointe du G5 (FC-G5) Sahel, notre « sister-ship », et les opérations nationales malienne, burkinabè et nigérienne. Au niveau tactique enfin, et c’est sans doute l’essentiel, des opérations conjointes systématiques sont conduites entre la FC-G5 Sahel, les armées nationales et Barkhane.
Je voudrais insister sur ce partenariat de combat qui me parait essentiel. En novembre et décembre 2019, après de réels coups durs consubstantiels à la guerre, nous étions peu nombreux à croire que nos partenaires tiendraient bon. Ils ont pourtant fait preuve, comme Barkhane, d’une grande résilience. Il est fondamental de comprendre que nos partenaires sahéliens, malgré les lourds tributs qu’ils ont payés, sont au rendez-vous et qu’ils accomplissent chaque jour des pas de géant ! Pour les connaitre intimement, je mesure le chemin parcouru par nos frères d’armes à la fois à l’aune des échecs passés mais également à l’aune du niveau de formation et de préparation opérationnelle qui était le leur il y a encore quelques années.
Sur les 6 derniers mois, le président de la République vous avait fixé un objectif clair : frapper l’Etat islamique au grand Sahara autant que possible dans la zone des trois frontières (Mali, Burkina Faso, Niger). Quel bilan tirez-vous de cette période d’opérations ?
Avant de parler du bilan des six derniers mois, il convient de revenir brièvement sur les conditions initiales de relance de la campagne. Le sommet de Pau c’est d’abord et avant tout l’expression d’un appui politique majeur. Cet appui s’est concrétisé par l’envoi de près de 500 soldats français supplémentaires sans lesquels nous n’aurions pas obtenu les résultats actuels. Enfin, le général de Gaulle avait coutume de dire que « l’histoire, c’est la rencontre d’une volonté et d’un évènement ». Au Sahel, la volonté de nos alliés régionaux s’incarne en la personne du général NAMATA. A la tête de la FC-G5 Sahel, il a donné l’élan nécessaire pour lancer, malgré d’innombrables difficultés, une opération majeure coordonnée avec Barkhane.
S’agissant du bilan sur l’ennemi après six mois d’opérations, il pourrait tenir en une phrase : l’EIGS est à genou mais n’est pas mort. L’objectif fixé par le président de la République est donc en partie atteint. Pourtant, presque paradoxalement, un ennemi à genou en devient plus dangereux, au moins plus imprévisible car il joue sa survie. C’est la raison pour laquelle relâcher la pression serait à mon sens une grave erreur.
Depuis six mois, Barkhane et ses partenaires n’ont eu de cesse de concentrer leurs efforts et de se coordonner pour asphyxier l’EIGS dans ses zones dites refuges. Sans relâche, et malgré la pandémie de Covid-19 qui s’est ajoutée à la liste importante de nos contraintes, nous avons combattu, en saturant constamment notre zone d’action par des opérations aéroterrestres et aériennes conjointes. En mars et avril 2020, pendant plus de six semaines, nous avions près de 5000 soldats engagés simultanément dans la zone des trois frontières (environ 1700 soldats de Barkhane, 1500 soldats de la FC-G5 Sahel et près de 1500 soldats nigériens). Un tel niveau de coordination n’avait jamais été atteint- il était d’ailleurs inenvisageable quelques mois auparavant - mais nous l’avions préparé, au travers de la structuration des plans de campagne, et les résultats furent saisissants. Les ressources logistiques de l’EIGS ont été en grande partie détruites. Depuis, il ne s’est pas passé une seule journée sans que des unités de Barkhane et des forces partenaires ne soient déployées dans la zone des trois frontières dans des conditions pourtant éprouvantes pour les hommes comme pour les matériels. Il n’y a qu’à ce prix que la liberté d’action des GAT est aujourd’hui très fortement contrainte, déniée.
Au-delà de l’attrition des GAT, la raison d’être de Barkhane sous votre mandat a été le partenariat de combat. Quelles ont été vos principales réussites dans ce domaine ? Pensez-vous que nos partenaires soient véritablement au rendez-vous ?
Le partenariat au sens large n’est ni une nouveauté ni une exclusivité pour Barkhane. La montée en gamme des unités africaines, et en particulier sahéliennes, repose sur une vision globale du partenariat militaire. Ce dernier s’appuie tout d’abord sur une coopération structurelle qui, pour la France, est conçue et pilotée par la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD). La coopération opérationnelle repose quant à elle en grande partie sur les éléments français au Sénégal et au Gabon d’un côté, et l’EUTM Mali de l’autre. Ensemble, ils structurent et organisent les formations essentielles de nos partenaires. Barkhane est davantage tournée vers l’accompagnement et le partenariat de combat. Les unités avec lesquelles nous nous engageons contre les GAT maitrisent pour la plupart les actes élémentaires du combat. Il nous revient d’affiner les procédures pour nous coordonner en opérations, tout en délivrant des formations spécifiques comme les guetteurs aériens tactiques avancés (GATA) ou les unités légères de reconnaissance et d’intervention (ULRI).
Avant de revenir au niveau tactique, il convient cependant d’insister sur le niveau opératif.
Les jalons des rapprochements avec l’ensemble de nos partenaires étaient posés dès l’autonome 2019 avec une synchronisation de nos différents plans de campagne. Néanmoins, la réussite majeure au niveau opératif, que Barkhane partage totalement avec la FC-G5 Sahel, est la mise en œuvre du mécanisme de commandement conjoint (MCC). Ce mécanisme est la pierre angulaire de la coordination entre les deux grandes forces sahéliennes. Les opérations conjointes sont désormais non seulement possibles mais surtout efficaces, car elles s’appuient sur des renseignements précis et partagés. Enfin, elles sont bien coordonnées, grâce aux officiers des détachements de liaison et de contact (DLC) et des détachements de liaison et de mentorat (DLM) insérés dans les Postes de commandement interarmées de théâtre (PCIAT de N’Djaména, pour Barkhane, et Bamako pour la FC-G5).
Plus concrètement, et à titre d’exemple au niveau tactique, depuis plus de 10 mois, Barkhane assume la formation et l’équipement des ULRI de l’armée malienne. Unités d’infanterie rustiques, se déplaçant sur motos et pick-up, elles sont agiles et contestent désormais la prétendue supériorité tactique des GAT dans certaines zones réputées inaccessibles. Les Forces armées maliennes (FAMa) tirent déjà le plus grand bénéfice de ces unités et reprennent l’initiative face à un ennemi souvent fuyant. Aujourd’hui une ULRI d’une centaine de soldats a été certifiée à Gossi, une autre du même volume de force le sera prochainement à Ménaka. Celle de Gossi combat déjà à nos côtés, celle de Ménaka dans quelques jours. Ces formations doivent désormais se pérenniser et les FAMa devront capitaliser sur l’expérience acquise au combat. Nos partenaires de la FC-G5 Sahel seront à terme dotés d’unités similaires.
De surcroît, pour mesurer le chemin parcouru et s’il ne fallait retenir qu’un chiffre, lors de l’opération Tiessaba au printemps 2019, Barkhane combattait aux côtés d’une seule et unique section des FAMa ; aujourd’hui, ce sont près de 200 soldats maliens qui combattent chaque jour avec nous.
En outre, le partenariat ne se limite pas aux forces sahéliennes. Barkhane est une force fédératrice. Elle a su nouer, depuis quelques années déjà, un partenariat essentiel avec ses alliés. Les Britanniques, les Estoniens, les Danois, les Espagnols, les Américains sont tous, à des degrés divers, engagés au combat avec nous. Leur soutien et leur confiance sont essentiels.
Enfin, dès demain, une nouvelle force va naître, reposant intrinsèquement sur le partenariat et l’internationalisation. Takuba, « marque d’un effort européen sans précédent » comme le rappelait notre ministre des Armées madame Florence Parly, sera, j’en suis convaincu, une réussite. Français et Estoniens dans un premier temps, puis avec nos camarades Tchèques, Suédois et peut-être Grecs et Italiens à l’horizon 2021. Nous allons ensemble poursuivre nos efforts dans la zone des trois frontières, et plus particulièrement dans le Liptako aux côtés de l’armée malienne. Pour débuter, l’effort sera porté sur l’équipement et la formation d’une unité malienne, déjà désignée, qui sera binômée avec les forces françaises et estoniennes. Forte d’une centaine de soldats aguerris cette unité recevra des formations spécifiques complémentaires, avant d’être engagée au combat. L’unique objectif de Takuba est celui d’autonomiser toujours davantage les FAMa dans leur lutte contre les GAT.
Vous quitterez la bande sahélo-saharienne dans quelques semaines, quelles perspectives entrevoyez-vous pour les mois à venir ?
Mon optimisme, fondé sur des réalités et des réussites tangibles, n’est en rien béat. Je connais les sacrifices consentis et je sais les efforts qu’il faudra encore faire sur le long terme ; je sais aussi qu’il ne faut jamais baisser la garde et que l’ennemi peut encore nous frapper, nous ou nos partenaires. Nous remportons chaque jour depuis des mois des victoires tactiques, mais la patience stratégique reste de mise dans des territoires extrêmement pauvres et où l’Etat reste parfois peu présent.
Plus concrètement, d’ici la fin de l’année, l’effort cinétique de Barkhane et de ses partenaires devra à mon sens être maintenu dans la zone des trois frontières pour désarticuler totalement l’EIGS, avant probablement de réorienter nos opérations. Imaginer que l’on puisse passer d’une logique quasi-exclusivement cinétique à une logique unique de stabilisation en quelques semaines est une chimère. L’effort cinétique, l’accompagnement au combat, qui reposera en grande partie sur Takuba, et l’appui au retour des administrations devront être poursuivis pendant de longs mois concomitamment.
A n’en pas douter, la poursuite de l’opérationnalisation de la FC-G5 Sahel afin de l’ancrer définitivement dans le paysage sécuritaire constituera également l’un des axes majeurs de travail.
En guise de conclusion, il convient de revenir sur l’essentiel : le retour de l’administration dans l’intérêt des populations locales. Barkhane et ses partenaires ne sont que des forces concourantes dans ce domaine ; une offre politique doit se structurer de manière pérenne. Nos réussites tactiques et opératives ne pourront se concrétiser qu’à travers un retour durable et perceptible des forces de sécurité, de l’administration et de l’Etat, dans des zones toujours fragilisées par les trafics de drogue et d’armement. Ainsi, se sentant en sécurité et accompagnées, les populations se détourneront durablement des GAT et de leur idéologie mortifère. C’est le sens du réinvestissement de la ligne de défense dans les régions périphériques. L’exemple du retour des FAMa à Labbézanga devrait être, à mon sens, une source féconde d’inspiration.
Conduite par les armées françaises, en partenariat avec les pays du G5 Sahel, l’opération Barkhane a été lancée le 1er août 2014. Elle repose sur une approche stratégique fondée sur une logique de partenariat avec les principaux pays de la bande sahélo-saharienne (BSS) : Burkina-Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad. Elle regroupe environ 5100 militaires dont la mission consiste à lutter contre les groupes armés terroristes et à soutenir les forces armées des pays partenaires afin qu’elles puissent prendre en compte cette menace.
Sources : État-major des armées
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