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Soigner les blessures invisibles

Mise à jour  : 30/01/2013 - Auteur : Carine Bobbera - Direction : DICOD

Les militaires en opération savent que leur intégrité physique peut être menacée et ces blessures sont acceptées. Mais il en est d’autres, parfois indicibles, plus longues à identifier et à cicatriser. Psychiatres et psychologues des armées et du Service de santé s’emploient conjointement à les détecter et à y porter remède.

« L’ancien sergent B. se promène dans une avenue parisienne. Soudain une détonation retentit non loin de lui. Spontanément, il se jette sous une voiture stationnée le long du trottoir pour se mettre à l’abri. Il n’est plus à Paris, mais à Sarajevo, sur Sniper Alley, où des balles meurtrières fusent de tous côtés. Il revit un épisode douloureux qui l’a marqué il y a quinze ans », relate le professeur François Lebigot, ancien psychiatre militaire.
Bosnie, Rwanda, Côte-d’Ivoire, Afghanistan… Lors de chaque conflit, les militaires sont confrontés à des situations potentiellement traumatisantes. Chez certains, cela peut engendrer, au fil des années, un état de stress post-traumatique (ESPT), comme ce fut le cas pour l’ancien sergent B. « Pas plus que le soleil, la mort ne peut se regarder en face », commente le professeur Lebigot. Cette réaction psychologique résulte d’une confrontation personnelle avec la réalité de la mort, dans la surprise, l’impuissance et l’effroi. « Même les soldats les plus endurcis et surentraînés peuvent en souffrir », observe le docteur Patrick Devillières, chef du bureau médico-psychologique au Service de santé des armées (SSA). Près de la moitié des hommes ayant été atteints physiquement sont susceptibles de développer cet état.

Des blessures psychiques

Véritables blessures, ces atteintes psychiques peuvent être très invalidantes, dans la vie professionnelle, familiale ou sociale. « Ceux qui en souffrent n’en parlent pas spontanément ou très peu », observe le professeur Jean-Philippe Rondier, psychiatre à l’hôpital d’instruction des armées Percy. « Ce silence est lié à la nature même de ces troubles, qui entraînent un sentiment de solitude extrême et  l’incommunicabilité de l’expérience traversée. En l’état actuel des connaissances, il n’existe aucune action de prévention. En revanche, différentes mesures peuvent être prises visant à atténuer et limiter dans le temps les conséquences de ces chocs. »
Le théâtre afghan a multiplié le nombre de cas diagnostiqués de troubles de ce genre, accompagnés ou non de blessures physiques. Pour répondre efficacement à ce phénomène, une directive de l’armée de Terre a pris en compte, en 2009, l’organisation du soutien dans ce domaine, avant l’engagement, sur la zone de combat, et au retour. Par ailleurs, le ministère de la Défense a lancé, en 2011, un plan d’action « relatif aux troubles psychiques post-traumatiques dans les armées », conduit par le SSA. « Le bureau médicopsychologique, que je dirige actuellement, a été créé dans le cadre de ce plan d’action », explique le médecin chef des services Devillières. « Ma mission consiste à coordonner et animer l’action clinique des différents acteurs, psychiatres et psychologues,du SSA, mais aussi des trois armées et de la gendarmerie, afin que nous puissions travailler en synergie et apporter une offre de soins à la fois immédiate et bien suivie dans le temps. » Le service d’intervention médico-psychologique des armées s’est donné pour doctrine : « Précocité, proximité et permanence dans la continuité des soins ».

Un dispositif de soutien psychologique déployé sur les théâtres
En opération, dès qu’un fait potentiellement choquant survient, les psychiatres du SSA et les psychologues des armées interviennent rapidement. La méthode de travail privilégiée est l’entretien psychologique collectif, animé par le psychiatre. Ce débriefing peut être complété par la suite par des entretiens individuels. Sur place, les psychiatres travaillent en étroite collaboration avec les médecins d’unité, mais aussi avec la Cellule d’intervention et de soutien psychologique de l’armée de Terre (Cispat) et les "officiers environnement humain".
« Nous intervenons également lors d’opérations intérieures. Cela a été le cas en juin, en Guyane, après l’embuscade meurtrière à Dorlin », poursuit le médecin chef des services Devillières. « Une équipe du centre médical des armées de Guyane est immédiatement intervenue. Par ailleurs, nous avons dépêché de métropole un psychiatre du SSA ainsi que des psychologues de l’armée de Terre et de la gendarmerie. Notre mission est de mener un dépistage sur place, pour une prise en charge la plus effi cace possible. » Car plus les soins sont précoces, moins la personne risque de développer un ESPT.

Mais les troubles peuvent intervenir en différé au retour de la mission. « Quand le corps est à l’abri, l’esprit se libère », remarque le docteur Devillières. « Le problème est que le syndrome apparaît le plus souvent après une phase de latence qui peut durer de quelques jours… à quelques années. »
Les symptômes se manifestent fréquemment à l’occasion d’un fait ayant un rapport direct ou indirect avec la situation à l’origine du traumatisme. Ils se traduisent par des cauchemars ou des reviviscences diurnes, des flash-backs, une angoisse importante, accompagnée ou non de troubles du comportement… Afin de dépister ces phénomènes, une visite systématique chez le médecin d’unité est organisée pour chaque soldat, tous grades confondus, dans les six mois qui suivent le retour d’opération. Au cours de cet entretien, un questionnaire médico-psychologique – la "déclaration au niveau épidémiologique des troubles psychiques en relation avec un évènement traumatisant" – est rempli. Les renseignements obtenus permettront de déterminer si la personne présente les syndromes d’un ESPT. Une fois le diagnostic posé, des soins adéquats seront prodigués.
Le SSA organise un réseau de soins structuré autour de ses hôpitaux et établissements, et travaille en permanence à l’étendre à proximité des unités éloignées de ces structures, pour que les militaires bénéficient de consultations de psychiatres et de psychologues, militaires ou civils, afin de garantir une proximité et un suivi dans la durée. Pour ce faire, le bureau médico-psychologique travaille, avec l’armée de Terre, à la mise en place d’un réseau de psychiatres réservistes.

Une prise en charge adaptée
La blessure psychique est un sujet de moins en moins tabou et n’est plus connotée aussi négativement qu’auparavant. La reconnaissance de la douleur par l’institution est fondamentale pour entamer un travail de réparation. Cependant, certains n’osent pas venir consulter de crainte de perdre leur aptitude opérationnelle. « Le problème est qu’en gardant en eux leur souffrance, ils mettent justement en jeu cette aptitude », poursuit le docteur Devillières. « Au bout d’un certain temps, elle va les rattraper. Ce que les gens admettent quand ils sont blessés physiquement, ils ne l’acceptent pas sur le plan psychique. » C’est là tout le problème des blessures invisibles. Elles restent souvent incomprises, cachées, voire honteuses. Pourtant, depuis 1992, à l’instar des blessures physiques, les ESPT liées à un fait de service ouvrent droit à réparation. Malgré leur gravité potentielle, ces troubles peuvent évoluer favorablement. « L’importance donnée à la parole dans le travail psychothérapique, parfois allié à des traitements médicaux, aide à l’amélioration et à la guérison », conclut le docteur Patrick Devillières.

Article publié dans le numéro d'octobre 2012 d'Armées d'Aujourd'hui


Sources : Ministère des Armées