EUROPE 1
L'INTERVIEW
- Le 12/11/2004 -
MARC TRONCHOT
Bonjour monsieur le Général.
GENERAL BENTEGEAT
Bonjour monsieur.
MARC TRONCHOT
Il y a quelques mois, c'était en août dernier très précisément, à l'issue d'une visite aux troupes françaises du dispositif LICORNE basé en Côte d'Ivoire, vous vous disiez confiant, persuadé que le spectre de la guerre civile s'éloignait, que s'est-il passé pour qu'il réapparaisse et où faut-il chercher les responsabilités de ce regain de violences anti-françaises et de haine, et de meurtres ?
GENERAL BENTEGEAT
Il s'est passé deux choses: d'une part les extrémistes des deux côtés ont gagné, ils ont gagné aussi bien dans l'entourage du président GBAGBO puisqu'ils l'ont poussé à une reprise de l'offensive militaire, que du côté des forces nouvelles, du côté de monsieur SORO.
MARC TRONCHOT
C'est-à-dire des rebelles.
GENERAL BENTEGEAT
C'est-à-dire des rebelles, ceux que l'on a appelé les rebelles autrefois, oui, bien sûr, parce qu'ils ont refusé le désarmement. Donc des deux côtés, il y a eu une volonté de faire échouer les accords d'Accra 3 qui permettaient le retour à la résolution de cette crise politique. Et puis il y a eu, comme vous le savez, ce bombardement des forces françaises avec nos neuf morts et nos 38 blessés, et c'est quelque chose que nous ne pouvions pas laisser impuni.
MARC TRONCHOT
La Côte d'Ivoire a fait savoir qu'elle réclamait une enquête internationale, elle mettait en cause l'armée française dans la mort de manifestants non armés, elle s'apprêterait à exposer des corps demain à Abidjan dans un stade, et pour leur part les troupes françaises, elles, ont confirmé que des ressortissantes européennes avaient été violées, des rumeurs de meurtre à l'encontre d'autres ressortissants européens circulent, où est la vérité mon Général ?
GENERAL BENTEGEAT
Je suis personnellement extrêmement choqué des accusations qui sont portées contre l'armée française et je pense que c'est une manipulation inacceptable de la part des autorités ivoiriennes. Il faut bien voir que nous avons été d'une extrême retenue et nos troupes ont fait preuve d'un sang-froid exceptionnel depuis le début de cette crise.
En réplique à ce bombardement qui a tué et blessé nos soldats, nous n'avons pas cherché à tuer ou à blesser des ivoiriens, nous avons détruit des aéronefs qui avaient tué nos gens et nous les avons empêchés de continuer leur oeuvre à l'égard des forces impartiales en particulier, mais nous n'avons jamais cherché à tuer ou à blesser des ivoiriens.
Ensuite nous avons dû, pour protéger les ressortissants français et étrangers, nous avons dû faire face à une meute de pillards, de violeurs et de gens incontrôlés, ou manipulés, qui nous ont agressés en permanence et qui s'en sont pris systématiquement, poussés d'ailleurs par la radio télévision ivoirienne, qui s'en sont pris systématiquement à tous les étrangers qui se trouvaient en Côte d'Ivoire.
MARC TRONCHOT
Radio qui a été d'ailleurs condamnée par Kofi ANNAN pendant la nuit, c'est un communiqué des Nations Unies.
GENERAL BENTEGEAT
Je m'en réjouis personnellement, parce que c'est vrai que ce qui s'est passé, ce qu'on a entendu pendant trois jours à la radio télévision ivoirienne, était absolument innommable, ça n'aurait été accepté dans aucun pays du monde.
MARC TRONCHOT
Donc l'armée française a fait un minimum de dégâts.
GENERAL BENTEGEAT
Parmi ces morts et ces blessés qu'on nous reproche, il faut bien voir qu'il y en a un très grand nombre qui sont le fait purement et simplement de ces pillards, de ces tireurs qui se trouvaient dans la foule, parce que nos troupes ont dû affronter à plusieurs reprises des foules au sein desquelles se trouvaient des tireurs qui tiraient sur nos véhicules et nos gens, qui étaient le fait aussi, il faut bien le reconnaître, des mouvements de foule, de paniques, qui se sont produits à plusieurs reprises chaque fois que nous avons déplacé nos convois parce que effectivement les gens nous serraient de si près qu'il n'a pas pu ne pas y avoir des accidents.
Ponctuellement nous avons dû ouvrir le feu, nous avons toujours fait des tirs de sommation avant, nous avons prévenu, et quand nous avons dû ouvrir le feu c'est parce que nous étions en état de légitime défense, que nous ne pouvions plus assurer la protection à la fois de nos ressortissants et de nos gens.
MARC TRONCHOT
A l'heure où nous parlons mon Général, quel état des lieux faites-vous, quel est le niveau de tension à Abidjan, quels risques éviter ou toujours possibles ? Vous êtes manifestement inquiet de cette exposition qui est imaginée en tous les cas à Abidjan demain de corps de victimes africaines.
GENERAL BENTEGEAT
Je suis effectivement inquiet de ce projet de manifestation pour demain, parce que ça va à nouveau échauffer les esprits, parce que à nouveau, certains vont en profiter, je pense à tous ces pillards, tous ces voyous qui d'une manière ou d'une autre profitent de la situation.
Je suis inquiet parce que cela veut dire que la volonté de manipuler les choses existe encore, cette tentation existe toujours, alors qu'il est plus que temps qu'Abidjan dévastée retrouve son calme complet, il est temps maintenant de panser les plaies et il est temps de préparer l'avenir, c'est-à-dire d'en revenir à ce processus de négociation politique qu'on n'aurait jamais dû quitter.
MARC TRONCHOT
On parlait tout à l'heure de ce bombardement du camp français à Bouaké qui a été un petit peu le début de cet engrenage de violence, le président GBAGBO persiste à parler d'incident regrettable, à nier toute volonté délibérée d'attaque du camp français, il attend les résultats d'une enquête, qui va mener cette enquête ? On peut en attendre quoi ? Et quelles sont vos certitudes sur le sujet quant aux responsabilités? Qui a donné cet ordre ?
GENERAL BENTEGEAT
Personnellement je ne pense pas que ce soit le président GBAGBO, parce que ça aurait été un acte complètement insensé et contraire à tous ses choix et ses intérêts.
MARC TRONCHOT
Ce n'est pas une certitude diplomatique ça mon Général ?
GENERAL BENTEGEAT
Non, nous n'avons si vous voulez aucun élément de preuve, nous sommes sûrs d'une chose, c'est qu'effectivement cette frappe a été voulue, a été délibérée, parce que nos troupes étaient parfaitement bien signalées, depuis deux jours les avions tournaient au-dessus de Bouaké et frappaient uniquement des objectifs des forces nouvelles, il n'y avait pas d'erreur possible, nous avons été bombardés de manière délibérée.
Maintenant, qui a pu donner l'ordre ? Ça peut être une initiative de l'équipage, ce que l'on ne peut jamais exclure, ou l'ordre a pu avoir été donné dans la chaîne de commandement ivoirienne. Par qui, je n'en sais rien, on peut remonter plus ou moins haut, et c'est pour cela qu'une enquête est indispensable.
Cette enquête là, je suis personnellement très heureux que le président GBAGBO l'ait décidée, c'est à lui, et je pense dans son intérêt aussi, d'essayer de découvrir effectivement qui est responsable. De toute manière pour nos familles, pour les familles de nos officiers, de nos sous-officiers et de nos soldats qui ont été tués, je crois qu'il est indispensable que d'une manière ou d'une autre les coupables soient connus et sanctionnés.
MARC TRONCHOT
On peut être assuré de la neutralité de cette enquête ?
GENERAL BENTEGEAT
On ne peut jamais être assuré totalement de la neutralité d'une enquête, bien évidemment, je crois quand même que c'est vraiment de l'intérêt du gouvernement ivoirien que cette chose là soit éclaircie.
MARC TRONCHOT
Il faut rappeler le rôle de chacun, les troupes françaises sont en Côte d'Ivoire sous mandat de l'ONU, vous étiez informé de la reprise de ces offensives gouvernementales contre les forces du Nord, mais vous ne pouvez pas empêcher un appareil ivoirien de décoller avec des bombes sur ses ailes ?
GENERAL BENTEGEAT
Non, vous avez tout à fait raison. Nous avons été effectivement prévenus bien évidemment dès que les bombardements des forces nouvelles dans le Nord ont commencé, comme vous le savez la France a condamné immédiatement cette reprise de l'offensive par le gouvernement ivoirien, nous avons même pris, je le rappelle, une mesure de précaution, c'est-à-dire que nous avons mis en garde à différents niveaux le gouvernement ivoirien à l'égard de cette reprise d'offensive, et nous avons déployé, à titre d'avertissement, des MIRAGE à Libreville, pour faire savoir que nous n'admettrions pas que cette offensive se poursuivre indéfiniment et qu'elle se transforme en une attaque généralisée.
Mais nous étions effectivement liés par la mission que nous ont données les Nations Unies, et cette mission n'était pas une mission d'interdiction directe, en première ligne, des actions de l'une ou l'autre partie, c'était une mission d'intervention au profit des casques bleus de l'ONU qui sont déployés là. Il y a 6200 casques bleus en Côte d'Ivoire aujourd'hui et ce sont ces 6200 casques bleus qui devaient empêcher l'une ou l'autre partie de reprendre l'offensive. Nous ne devions intervenir que si les casques bleus nous le demandaient. Dès que les casques bleus nous l'ont demandé, et ils nous l'ont demandé quand les offensives terrestres ont commencé, nous sommes intervenus à leur profit. Ils nous l'ont demandé deux fois et les deux fois nous sommes immédiatement intervenus à leur profit. Mais d'un autre côté, j'y reviens, nous n'avions pas accepté que n'importe quoi se fasse et que cette offensive se poursuive, et nous avions d'ores et déjà déployé des MIRAGE à Libreville pour faire savoir que nous refuserions que toutes les règles soient abandonnées.
MARC TRONCHOT
Quand vous entendez certains responsables ivoiriens dire que l'armée française se comporte comme une armée d'occupation, ça vous fait quoi ?
GENERAL BENTEGEAT
Ecoutez, moi je suis extrêmement touché personnellement parce que j'ai passé beaucoup d'années en Afrique, je suis très attaché à ce continent, j'aime beaucoup la Côte d'Ivoire, le président a rappelé lors des obsèques de nos soldats que la Côte d'Ivoire était un pays ami, nous faisons énormément depuis deux ans pour ce pays, pour essayer de le ramener vers l'unité, la paix, nous avons eu neuf morts, sans compter déjà trois morts auparavant si vous voulez, une vingtaine de blessés supplémentaires, nous avons beaucoup donné, nous en particulier armée française, pour ce pays. Nous sommes prêts à donner jusqu'au bout, jusqu'à ce que la paix revienne une fois pour toutes, mais nous ne pouvons pas accepter un certain nombre de propos tenus à notre encontre depuis quelques jours, et qui sont à la fois injurieux pour nous et scandaleux par rapport à la réalité de notre action.
MARC TRONCHOT
La riposte française a eu pour effet de réduire à néant les forces aériennes gouvernementales, du point de vue militaire ça change évidemment les données tactiques, les rapports de forces, dans quelle mesure ?
GENERAL BENTEGEAT
J'espère que le fait que les deux camps se trouvent affaibli militairement par cette crise poussera les responsables politiques à la raison, et au retour à la table des négociations qu'ils n'auraient jamais dû quitter. Nous nous réjouissons tous profondément du fait que le président M'BEKI, le président d'Afrique du sud, ait décidé de renouer des contacts avec les uns et les autres, et si nécessaire, je pense que la communauté internationale devra se montrer encore plus vigilante, exercer une pression plus forte. C'est ce qui est prévu à travers la préparation d'un vote du Conseil de sécurité des Nations Unies lundi prochain, qui devrait prévoir la possibilité de sanctions contre ceux qui s'opposent au processus de paix.
MARC TRONCHOT
Mon Général, la problématique d'une force de paix c'est de n'être l'allié de personne et de ne pas devenir l'adversaire de tous, on peut résumer les choses comme ça ?
GENERAL BENTEGEAT
Je crois que oui. Vous savez, les artisans de paix sont des gens qui sont toujours menacés par les fauteurs de guerre des deux côtés, dans toutes les opérations de maintien de la paix nous avons été menacés, nous avons perdu des soldats, cette fois encore, mais notre détermination reste entière, et croyez-moi, nous ne sommes pas animés par un souci de vengeance, nous restons animés par l'esprit de la mission qui nous a été confiée par le chef de l'Etat.
MARC TRONCHOT
Bonne journée mon Général.
GENERAL BENTEGEAT
Merci.
Sources : EMA
Droits : Europe 1