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Intervention du CEMA à La Croisée des Mondes 2020

Mise à jour  : 20/07/2020

Le 25 juin, à l’amphithéâtre Foch de l’Ecole militaire, le général François Lecointre, chef d’état-major des armée (CEMA), est intervenu en clôture de la 4e édition de la « croisée des mondes », organisée par l’Ecole de guerre (EdG). Après les thèmes de l’engagement en 2017, de l’héroïsme en 2018, de la souffrance et de la blessure en 2019, c’est sur celui du don que des stagiaires de la 27e promotion (P27) de l’EdG et de la société civile ont témoigné.

« […] Ce qui vient à l’esprit en qualité de militaire est avant tout le don de sa vie. 

Tous les officiers portent cet aspect au pinacle de leur vocation, et considèrent que ce qui fait d’eux des serviteurs extraordinaires de la nation est cette acceptation du sacrifice de sa vie. Ils sont en cela conforté par le statut général des militaires qui précise en son article premier que « […] l'état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême ». D’ailleurs, le mot sacrifice signifie ce qui rend sacré et donne à l’engagement militaire son sens de vocation. 

Or, en réalité, le don de sa propre vie cache ce qui est plus fondamental encore dans le fait d’être soldat, marin ou aviateur, qui est l’obligation faite admise de devoir donner la mort, sur ordre. C’est là que réside la gravité du don de sa vie : accepter d’infliger la mort. Romain Gary a cette phrase très profonde et juste dans « la promesse de l’aube » : « J’ai toujours considéré la mort comme un phénomène regrettable et l’infliger à quelqu’un est tout à fait contraire à ma nature. […] Je tue sans panache parce qu’il le faut absolument ». Aussi, le don de notre vie n’est qu’une forme de contrepartie de cette obligation de tuer. Et ce qui est regrettable, selon le mot de Romain Gary, est tellement inhumain et difficile à commettre qu’un soldat ne peut s’y astreindre qu’au nom d’une cause très supérieure et en s’exposant lui-même à la mort, en retour, afin de rétablir comme une symétrie déontologique. Sa propre mort devient en quelque sorte rédemptrice. 

Des implications de ce rapport à la mort dans les armées, il en résulte que le chef militaire veille à la donner le moins possible et à n’exposer ses hommes qu’en cas d’extrême nécessité. C’est le sens de « parce qu’il le faut absolument » de Romain Gary, qui comporte tous les impératifs de la discipline dans les armées, et qui amène à la réflexion suivante. 

La discipline est avant tout un don, et comporte deux faces d’une même pièce. 

Elle est tout d’abord consentement à l’obéissance. Tous les militaires savent qu’il n’y a nulle discipline sans consentement car dans l’obéissance, rien est négocié. Toutes les expériences de commandement que j’ai eues, comme jeune officier dans des situations de combat très dures, ou de chef militaire de très haut niveau, m’ont conduit à constater que la vraie discipline est une obéissance consentie. 

Elle est ensuite confiance accordée. Car il n’y a de vraie discipline que par ce jeu d’obéissance consentie et de confiance accordée, qui permet à la fois un abandon les uns aux autres et la création d’une dépendance mutuelle. Cela est particulièrement frappant dans les circonstances les plus extrêmes de l’exercice de notre métier. Car en réalité, sans ces éléments moteurs, abandon et dépendance mutuelle, il n’y a pas de discipline et donc pas de capacité collective à donner la mort. Et c’est bien de ce don de soi dans un collectif particulièrement puissant qu’émergent les notions d’héroïsme et de courage. C’est bien aussi dans cette confrontation permanente des uns aux autre, dans ce rapport de confiance mutuelle et consentie que s’établit l’exigence d’exemplarité. 

En somme, consentement à l’obéissance et confiance accordée sont les deux faces d’une même pièce, la discipline. Parce qu’elle est indispensable au combat, elle est ce qui fait naître le courage collectif et le sens de l’honneur ; chacun doit être à la hauteur de ce qu’il prétend être et correspondre aux exigences du regard de ceux qui s’abandonnent à son chef et ses compétences au combat. 

Le 3e don réside dans la créativité. 

Lorsque j’étais jeune officier à Saint Cyr, le général Lagarde était venu à Coëtquidan nous faire une conférence sur le commandant et avait prononcé la formule suivante : « l’initiative au combat est la forme la plus élaborée de la discipline ». Il est fréquemment vu l’institution militaire comme une communauté très corsetée, et c’est très mal la connaître : elle est tout autre. 

L’ordre initial que l’on donne lorsqu’on lance une opération fournit la parfaite démonstration du caractère génial et intelligent exigé de tout chef militaire. En effet, à cette occasion, le chef doit se livrer, auprès de ses subordonnés, à un exposé des motifs dans lequel il détaille l’appréciation de l’ennemi et de ses intentions, puis de la mission reçue de son propre chef et de ce qu’il en comprend. Il donne ensuite l’objectif qu’il se fixe, « son effet majeur », à atteindre. Puis, il découpe sa manœuvre en différentes phases et donne à chacun des missions particulières pour qu’à leur tour, ceux-ci donnent leurs propres ordres : compréhension personnelle de leur ennemi, de la mission générale, des intentions du chef et de leur mission particulière. A travers ce processus de transmission des ordres, il y a en réalité un processus fait d’intelligence, de compréhension et de conviction indispensable qui s’établit et permet d’assurer le respect de l’esprit des ordres reçus, ce qui est fondamental. C’est ce processus qui permet l’initiative. Car face à un ennemi qui va lui-même faire preuve d’intelligence, il faut en permanence être en mesure de s’adapter, et pour cela, laisser aux échelons subordonnés une marge de manœuvre, qu’ils doivent exercer avec intelligence et créativité. 

Ce procédé confère à chacun le sentiment essentiel d’être responsable, selon les mots de Saint Exupéry dans « Terre des hommes » : « Etre homme, c'est précisément être responsable. […] C'est sentir, en posant sa pierre, que l'on contribue à bâtir le monde ». Que chacun de ceux qui obéissent dans le vaste ensemble que constitue les armées sachent qu’ils détiennent en propre une part essentielle de la responsabilité collective, qu’ils s’y engagent et fassent le don de leur créativité, de leur intelligence et de leur initiative. 

Cette notion du don est centrale dans nos armées, car elle traduit la générosité de l’engagement qui fait de nos armées un ensemble qui porte une culture singulière et à laquelle je suis particulièrement attaché. C’est pourquoi je salue votre souci d’échanger sur ce sujet avec le plus grand nombre ; notre culture est de nature à inspirer notre société, au moment où cette dernière en a plus besoin que jamais, alors qu’elle redécouvre le sens tragique du deuil et de la mort, mais aussi la magie du don et de l’engagement. 

Ce sens du don est aussi celui que Renan convoque à la Sorbonne, en 1882, dans son célèbre discours « Qu’est-ce qu’une nation ? » : « […] La souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun». »

Lien vers l'allocution.


Sources : État-major des armées
Droits : EMA