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CEMA : allocution devant les élèves de l’Ecole polytechnique

Mise à jour  : 21/12/2012

Le 20 décembre 2012, l’amiral Edouard Guillaud, chef d’état-major des armées (CEMA) a prononcé une allocution devant les officiers élèves de l’Ecole polytechnique, sur le site de Palaiseau.

Lors de son intervention, l’amiral Guillaud s’est exprimé sur la prise de décision dans l’incertitude qu’il a définie comme étant l’expression de la responsabilité humaine. « La décision dans l’incertitude est au cœur du commandement, ses enjeux sont souvent lourds et même plus lourds qu’ailleurs.  (…) Il y est question de vies humaines, de la vie de nos soldats, de celle de l’adversaire, de celle des populations. »

Conscient que peu d’élèves de son auditoire serviront dans les armées à leur sortie de l’X, le CEMA a tout de même souhaité leur rappeler qu’en matière de prise de décision, toutes les expériences sont à méditer. Il existe des points communs à toutes les situations, quels que soient le contexte et le niveau de responsabilité.

Le CEMA leur a présenté dans un premier temps ses attributions et les spécificités de l’institution militaire qui fixent le cadre des décisions qu’il est amené à prendre. Puis, dans un deuxième temps, il a exposé ce qui peut contraindre la décision, et enfin, il a rappelé quelques principes à respecter pour « bien décider » et qu’il considère comme étant les qualités du « bon décideur ».

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(DISCOURS)

Monsieur le directeur,

Mesdames, messieurs,

C’est la première fois que j’interviens dans cet amphithéâtre. Je suis très heureux d’être ici parmi vous, à l’École polytechnique.

Le sujet sur lequel vous avez souhaité que je m’exprime ce matin, « La prise de décision dans l’incertitude, modes opératoires et qualités des hommes », peut sembler très conceptuel, voire philosophique. Il l’est en effet parce que, depuis que l’on décide et depuis que l’incertitude existe – c’est-à-dire depuis toujours –, de nombreux théoriciens ont analysé les décisions des grands responsables pour en dégager des principes et éclairer les décideurs futurs.

Ce sujet est aussi – et surtout – extrêmement concret. Il concerne chacun d’entre nous, et ce dès aujourd’hui : le quotidien n’est-il pas une succession de décisions, souvent légères et parfois plus graves ?

La prise de décision est l’expression de la responsabilité humaine. Pour moi comme pour vous, décider se traduit par l’exercice des responsabilités. Réfléchir sur ce thème, c’est donc avant tout penser l’action : la décision est – pour paraphraser Napoléon – « un art tout d’exécution ».

Mes fonctions de chef d’état-major des armées me conduisent à décider tous les jours. C’est de cela dont je vais vous parler. Je sais que peu d’entre vous serviront dans les armées à leur sortie de l’X, mais je crois qu’en matière de prise de décision, toutes les expériences sont à méditer, parce qu’il existe des points communs à toutes les situations, quels que soient le contexte et le niveau de responsabilité.

J’affirme aussi que l’expérience d’un décideur militaire est éclairante : la décision dans l’incertitude est au cœur du commandement, ses enjeux sont souvent lourds et même plus lourds qu’ailleurs. Parce que commander, ce n’est pas diriger. C’est encore moins « manager ». C’est beaucoup plus que cela. Il y est question de vies humaines, de la vie de nos soldats, de celle de l’adversaire, de celle des populations.

Je voudrais commencer par vous présenter mes attributions et les spécificités de l’institution militaire parce qu’elles fixent le cadre des décisions que je suis amené à prendre. Nous verrons ensuite ce qui contraint la décision, quelques principes à respecter pour « bien décider » et ce que je considère être les qualités du « bon décideur ».

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Mes attributions s’exercent principalement dans 3 domaines.

1er domaine : Je suis conseiller militaire du Président de la République et du gouvernement, dans tous les volets de l’action militaire, entre autres lorsqu’il est envisagé d’employer la force. A ce titre, je propose des options et un éclairage sur les orientations voulues par l’autorité politique.

Vous comprenez qu’il s’agit d’apprécier les situations de la manière la plus fine possible. En outre, il s’agit de savoir agir ou réagir vite, dans le tempo politique et médiatique, très contraignant à l’ère des chaînes d’information continue et d’Internet : tout se sait, immédiatement, et l’on exige des réponses immédiates. Ma casquette de conseiller militaire consiste donc à offrir au politique un certain nombre de garanties, par une juste estimation des opportunités et des risques.

2ème domaine : Je suis chargé de commander les opérations militaires, c’est-à-dire de les planifier, de les conduire, d’en assumer les risques et de motiver les exécutants – car cela aussi, c’est le commandement.

Les contraintes de temps sont ici identiques, pour la même raison : c’est l’autorité politique qui fixe le cap, à partir des orientations que nous lui proposons ; c’est elle qui en assume la responsabilité éminente vis-à-vis de nos concitoyens.

Ce volet des opérations est extrêmement complexe parce qu’il faut composer avec une multitude d’acteurs dont les enjeux, les objectifs et les agendas sont multiples et pas nécessairement convergents. Vous le savez, la plupart de nos opérations sont multinationales et s’intègrent dans un mandat international : il faut concilier les approches des diplomates, des militaires, des humanitaires, celles des entrepreneurs privés, et enfin l’opinion publique.

Mais surtout, planifier et conduire les opérations, c’est faire la guerre ! Et les guerres d’aujourd’hui sont plus difficiles à appréhender que celles d’hier. Nous n’en sommes plus aux batailles rangées, aux affrontements réglés. Aujourd’hui, l’adversaire est diffus, imprévisible. Il est souvent banalisé au sein des populations, qu’il utilise comme bouclier et comme soutien. C’est la réalité contemporaine des conflits « asymétriques », ces conflits parfois lointains, longs et durs, aux ramifications régionales, voire planétaires. Des conflits dans lesquels la victoire est moins nette : « La guérilla gagne si elle ne perd pas, une armée conventionnelle perd si elle ne gagne pas », disait le général Mack lors de la guerre du Vietnam. Des conflits éprouvant l’endurance des démocraties, qui ne perçoivent pas ces enjeux loin des yeux, qui acceptent mal les risques et attendent – à tort – des résultats rapides. Pour le politique comme pour le militaire, il faut du sang froid et de la persévérance, savoir assumer l’incompréhension et l’impopularité, et les assumer dans la durée, au-delà des logiques partisanes ! Voilà des décisions difficiles et souvent courageuses !

3ème domaine : Je suis enfin chargé de bâtir et de garantir la cohérence capacitaire globale de nos armées, c’est-à-dire l’aptitude de notre armée de terre, de notre armée de l’air et de notre marine à opérer ensemble – sans oublier les directions du renseignement militaire, des réseaux et systèmes d’information ainsi que les services de santé, des essences et du commissariat.

Bâtir cette cohérence, c’est faire en sorte que tout fonctionne bien à l’instant t. La garantir, c’est faire en sorte que tout fonctionnera à l’avenir.

Cela renvoie à de nombreux domaines, humains et techniques, comme : la préparation opérationnelle de nos forces, c’est-à-dire leur entraînement au combat ; l’interopérabilité des matériels et des procédures, essentielle dans le cadre des coalitions et des alliances ; la spécification des caractéristiques de nos capacités futures.

Dans ce registre, les décisions se prennent plus souvent dans le temps long mais elles sont également rarement simples. Elles font encore intervenir d’autres acteurs, ingénieurs de l’armement et industriels, dont les attentes et les contraintes sont souvent différentes. Elles sont aussi lourdes de conséquences parce qu’elles engagent l’avenir dans un contexte géostratégique et financier incertain. Et quand je parle d’engager l’avenir, je pense : pour les militaires, aux aptitudes opérationnelles ; et, pour ceux qui leur fournissent l’équipement nécessaire, à la recherche et au développement, à la compétitivité nationale et, partant, aux emplois induits, dont on oublie trop souvent qu’ils sont en réalité duaux.

Je précise, pour souligner l’ampleur du défi, qu’il s’écoule toujours plusieurs décennies entre les premières esquisses d’un matériel militaire et son démantèlement. Ainsi, tout abandon de capacité peut être décidé très vite mais ses conséquences peuvent être irréversibles. C’est là l’enjeu des réflexions que nous conduisons actuellement dans la préparation du futur Livre blanc : à enveloppe budgétaire plus contrainte, nous devrons faire des choix et ces choix sont difficiles parce qu’ils conditionnent nos capacités à partir d’aujourd’hui et jusqu’au-delà de 2030.

Vous l’avez compris, le niveau de décision qui nous intéresse ici est celui où la décision engage, personnellement et collectivement. Ce niveau n’est pas seulement celui de l’élu politique, du grand patron, du général. Il est avant et aussi celui des cadres intermédiaires, il sera le vôtre très vite après votre sortie d’école. Et je vous invite à vous y préparer dès aujourd’hui !

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Le champ du décideur militaire est complexe et soumis à des tensions contradictoires. Toutes choses que l’on retrouve finalement dans d’autres secteurs, mais les décisions prises par le responsable militaire présentent 2 particularités.

La première est liée à l’exercice du métier des armes : (je le répète) les décisions du responsable militaire peuvent engager la vie de ses subordonnés et de l’adversaire. Elles sont prises au nom de la Nation, de la Patrie.

C’est un fait assumé par tous les membres de la communauté militaire, moins facilement par l’autorité politique et encore moins par les relais d’opinion, en particulier lorsqu’il s’agit des interventions que nous menons depuis une vingtaine d’années. Vous le voyez en Afghanistan : tout dommage collatéral, toute perte de soldat provoque des débats et remet en cause les fondements de l’intervention. Les attentes des populations deviennent irréalistes ! De plus en plus, les familles demandent des comptes à l’institution militaire comme si la mort au combat était un simple accident du travail.

Il faut être clair : le « principe de précaution » ne s’accommode pas du métier des armes, les concepts de « guerre propre » ou de « guerre zéro mort » sont des leurres ! Le chef militaire aura beau prendre toutes les mesures pour réduire le risque – et il le fera toujours –, il ne parviendra jamais à le supprimer. Parce que, pour reprendre les mots de Foch, « le feu tue » toujours, même à l’heure de la robotisation et des armes de précision !

Deuxième particularité. Dans l’armée comme ailleurs, le cadre est placé très vite en situation de responsabilité et, parfois, celles-ci sont considérables : pensez au jeune lieutenant tout juste sorti d’école et plongé dans la réalité de la guerre en Kapisa ! Dans l’armée comme ailleurs, le cadre exerce des responsabilités croissantes. Dans l’armée comme ailleurs, le cadre est jugé sur la pertinence de ses décisions. Mais dans l’armée, le général a toujours été lieutenant. Autrement dit, son cursus professionnel le prépare peu à peu à l’exercice de plus hautes  responsabilités.

Il n’existe pas d’exemple réussi d’entrée dans la carrière en milieu de cursus, en France ou ailleurs. C’est même le contraire ! La bataille de Normandie, à l’été 44, en a fourni une démonstration sanglante, avec une hiérarchie issue ex-nihilo de la société civile, qui a emmené ses régiments au massacre !

Vous le savez, ce n’est pas le cas dans le monde civil, en particulier pour les cadres issus des grandes écoles qui pourront occuper rapidement une position hiérarchique élevée. Le temps de la réflexion et de l’observation leur étant compté, il faut alors se préparer « en accéléré », entre autres par l’assimilation de règles qui ont fait leurs preuves – j’y reviendrai.

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Le cadre étant posé, je voudrais évoquer quelques fondamentaux, en 3 points. Ce détour me paraît indispensable pour bien comprendre de quoi il s’agit.

1er point : au départ, décider, c’est choisir.

C’est choisir parmi plusieurs possibilités identifiées au regard d’un objectif, qui peut être temporel (« atteindre telle situation à tel moment ») ou atemporel (« conserver le monopole de l’innovation »). Mais il ne peut y avoir de stratégie, de chemin et donc de choix que vers un objectif clairement défini.

Décider, c’est encore, dans le cadre de l’objectif donné, privilégier l’option offrant a priori à la fois le meilleur rapport coût – efficacité et le meilleur compromis coûts – bénéfices, c’est-à-dire le meilleur compromis entre ce que coûterait l’action et ce que l’on espère en retirer.

Coûts et bénéfices ne sont jamais connus avec une certitude absolue. Sinon, il n’y aurait pas de risque, pas d’enjeu et donc pas de décision : la meilleure option, la seule option, s’imposerait d’elle-même ! Il y a donc toujours un risque, et ce risque est amplifié par l’incertitude.

L’incertitude est intrinsèque à la prise de décision. Dans les milieux complexes, ceux de l’entreprise ou de l’administration, l’incertitude est un fait, une donnée d’entrée à la fois endogène et exogène. Elle est endogène parce que l’organisation combine des individus qui interagissent, et exogène parce que cette organisation interagit elle-même avec d’autres organisations dans un environnement plus large. Cela génère inévitablement des incompréhensions et des inerties, ce que le stratège allemand Clausewitz appelait la « friction ». Cette friction n’est d’ailleurs pas figée dans le temps, parce que les interactions dont je viens de parler sont dynamiques.

Certes, il existe des « modèles d’aide à la décision », basés sur l’étude des paramètres caractéristiques de la situation. Ces paramètres sont combinés pour évaluer les chances d’atteindre l’objectif, peser les risques et donc réduire l’incertitude. Avec leur tropisme technologique, les Américains sont très friands de ces modèles. Ils paramètrent ainsi leurs alliés et leurs adversaires, et font jouer de puissants outils de simulation pour identifier les meilleures opportunités. C’est d’ailleurs Churchill qui disait : « Ce qui est bien avec les Américains, c’est qu’ils parviennent toujours à la meilleure solution, mais seulement après avoir essayé toutes les mauvaises. »

Notre approche est moins déterministe. Nous usons de ces modèles d’aide à la décision avec discernement, parce qu’ils n’ont pas force de loi, parce qu’il est absolument impossible de tout modéliser et de le faire parfaitement. L’environnement de l’action est complexe par nature, les critères retenus pour le caractériser ne sont jamais exhaustifs et, surtout, les interactions sont fondamentalement humaines, avec ce que cela implique d’irrationnel. Cette part irréductible de l’incertitude, c’est ce que Clausewitz appelait le « brouillard ».

Il en résulte que la friction et le brouillard sont consubstantiels à la décision, parce que la décision est le résultat de la projection d’une situation présente, modélisée de manière imparfaite, dans l’avenir, par nature incertain. Dans les faits, ce que l’on avait imaginé ne colle jamais rigoureusement à la réalité.

L’enjeu du processus de prise de décision est donc aussi d’identifier les risques, et de voir dans quelle mesure et de quelle manière on peut les rendre acceptables. Et cette évaluation, ce calcul, suppose une confrontation aux enjeux et donc aux objectifs.

Pour finir – et cela ajoute un risque supplémentaire pour le décideur –, le décideur ne possède jamais tous les leviers mais il reste responsable de sa décision, notamment au plan juridique. Ce n’est ni facile, ni évident, dans un monde où l’on dilue de plus en plus les responsabilités et où, paradoxalement, si les choses ne prennent pas la direction souhaitable, on cherche un coupable, LE coupable ! Un exemple ? Un navire qui se met au plain, ce n’est pas l’officier de quart au moment de l’accident qui est responsable, c’est le Pacha.

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L’incertitude est donc une contrainte. Le temps en est une autre. C’est le 2ème point.

Certaines situations laissent le loisir de peser finement tous les tenants et aboutissants. C’est, par exemple, le temps du montage de certaines opérations multinationales où la définition des objectifs de l’intervention, l’établissement de son cadre juridique et la constitution de la force d’intervention impliquent de nombreux acteurs et donc des concertations difficiles.

D’autres situations imposent de décider vite. C’est aussi le temps du montage d’une opération, lorsque l’urgence ne permet pas d’attendre. Je pense, par exemple, à l’évacuation de ressortissants, à des opérations humanitaires ou à des opérations « plus dures » du type de celle que nous avons menée en Libye. Les premières frappes, celles du 19 mars 2011, eurent lieu 36 heures après le vote de la résolution 1973 au CSNU et dans la foulée de la conférence internationale convoquée à Paris. 36 heures, cela peut sembler long. C’est en réalité très peu lorsqu’il faut constituer un dispositif, fixer des objectifs et définir des règles d’engagement. Et si nous savons le faire, c’est parce que nous sommes constamment dans une logique d’anticipation : nous planifions nos actions dès les premiers soubresauts d’une crise ou même avant – c’est ce que l’on appelle la planification de précaution. Une décision rapide se prépare longuement !

Plus souvent, les décisions en temps contraint sont celles de la conduite. Les systèmes d’information modernes, basés sur les réseaux informatiques et les télécommunications spatiales permettent au décideur d’avoir une idée précise de ce qui se passe à des milliers de kilomètres.

Ce progrès technique entraîne une compression du temps de la décision, mais il entraîne aussi un énorme danger : croire que l’on peut tout décider à distance, dans le calme de son bureau. Or, ce que nous appelons le commandant sur le lieu de l’action – ou, en termes plus civils, « le patron sur place » – reste et restera toujours celui qui est le mieux à même de faire la conduite. Pour autant, ces systèmes d’information permettront de prendre le recul nécessaire pour passer de la tactique à la stratégie et donc de passer de la conduite instantanée à la vision à moyen et long termes.

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Ce qui m’amène au 3ème point : les contraintes d’incertitude et de temps imposent un processus décisionnel adapté.

Chaque organisation développe des processus décisionnels, en fonction de ses objectifs et de ses contraintes. Mais, quelle que soit leur formalisation, ces processus respectent toujours  - plus ou moins consciemment – la boucle OODA définie par le colonel Boyd de l’armée de l’air américaine et reprise dans de nombreuses armées, mais aussi dans les cours de management des entreprises.

OODA, cela veut dire quoi ? Observation, orientation, décision et action.

Boyd postule que, dans une confrontation – on peut penser à la lutte armée ou à la concurrence que se livrent les entreprises –, la victoire reviendra à celui des deux protagonistes qui saura s’adapter le plus vite, donc inscrire son processus décisionnel dans le tempo qui colle le mieux et le plus longtemps à la dynamique de la crise.

Cette boucle décisionnelle OODA fonctionne en 4 temps. 1er temps : observation. C’est le temps de l’appréciation du contexte, de la formulation des objectifs. 2ème temps : orientation. C’est le temps de l’identification des différentes options. 3ème temps : décision. On choisit l’une des options identifiées précédemment. 4ème temps : action. On est ici dans la mise en œuvre, dans la conduite de l’action planifiée. Il y aura ensuite une évaluation des effets de l’action entreprise sur l’environnement, naturellement en fonction de l’objectif. Ce qui permet d’initier un nouveau cycle. Et ainsi de suite…

Ainsi de suite, c’est-à-dire adaptation. L’adaptation est l’une des clés de la décision. « Le grand art, c’est de changer pendant la bataille, disait Napoléon, avant de conclure : Malheur au général qui arrive au combat avec un système. »

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Revenons au concret : il faut faire vivre le processus décisionnel et, pour cela, il existe quelques principes qui, même s’ils connaissent des variantes dans leur déclinaison, restent valables partout. Ces principes, j’en vois 4.

Premier principe : s’appuyer sur une organisation adéquate.

La décision finale se prend seul – c’est la fameuse « solitude du chef » - mais le responsable décide rarement seul. Il se représente la situation à partir des éléments d’appréciation qui lui ont été fournis et, à l’heure du choix, s’appuie sur les avis de ses adjoints et de ses conseillers.

Il doit donc pouvoir disposer d’une organisation adaptée à la nature et au niveau des décisions qu’il est amené à prendre, ainsi qu’aux contraintes temporelles de ses décisions. Plus les décisions à prendre sont conséquentes et plus la contrainte temporelle est forte, plus le choix des collaborateurs doit être sélectif et le processus décisionnel réactif. En dehors de cette équipe resserrée, le management collaboratif atteint ses limites en période de crise !

En corollaire de ce premier principe : la qualité d’un patron se juge aussi à son choix de ses collaborateurs !

Deuxième principe : toujours garder l’objectif en ligne de mire : il faut savoir ce que l’on vise pour choisir la meilleure voie de l’atteindre.

L’objectif doit être clair et réalisable, y compris lorsque l’environnement est « brouillardeux ». S’il est donné et qu’il remplit ces critères de clarté et de réalisme, les choses sont plus simples. A défaut, il faut le préciser, voire le définir, et le formuler de manière explicite.

L’objectif final peut d’ailleurs supposer l’atteinte d’un ou de plusieurs objectifs intermédiaires, qui sont autant de points d’étape. Et chacun de ces objectifs peut évoluer au cours du temps, avec la situation, les contraintes et le jeu des différents acteurs. C’est souvent le cas dans les opérations militaires multinationales, en particulier celles qui durent. Dans les armées, nous prenons en compte cette difficulté en établissant ce que nous appelons des « lignes d’opération ». Ces lignes correspondent à des manœuvres thématiques, par exemple : conforter la sécurité ou soutenir la gouvernance. En pratique, les manœuvres sont planifiées et conduites de manière parallèle ; et chacune d’entre elles comprend un certain nombre de phases déterminées par l’atteinte d’un objectif intermédiaire.

Corollaire de ce 2ème principe : le chemin pour atteindre l’objectif peut se révéler aussi important que l’objectif, car il peut le modifier ou le rendre irréalisable. Avoir un objectif sans chemin pour y parvenir est une garantie d’échec. Un exemple : l’Irak 2003-2007. C’est l’immense mérite du général Petraeus d’avoir trouvé et mis en œuvre un chemin !

Troisième principe : rationaliser l’incertitude pour pouvoir la maîtriser.

Rationaliser l’incertitude, c’est d’abord identifier tous les paramètres. C’est ensuite déterminer leur part relative au regard des enjeux, des coûts ou des risques.

Corollaire de ce 3ème principe : dans les affaires du monde comme dans les affaires industrielles, il faut connaître intimement, sociologiquement, culturellement, socialement l’objet de l’action. Pendant la Bataille d’Angleterre, il y avait la même affiche au-dessus de tous les bars dans les escadrons de la RAF : « Know your ennemy ! »

Quatrième principe : rationaliser la décision en passant les différentes options au crible de critères objectifs, éventuellement pondérés.

C’est précisément dans le choix des critères et surtout dans leur pondération que réside l’empreinte du chef. Mais aucune rationalisation, aussi poussée soit elle, ne dispense le chef de mobiliser son intuition. C’est d’ailleurs finalement l’intuition qui distingue les plus grands décideurs.

Je crois que ces 4 principes s’appliquent plus facilement dans le monde de l’entreprise qu’au sein des armées. En simplifiant, l’entreprise est globalisante, elle est un tout qui possède sa cohérence propre. A l’inverse, les armées sont une institution au service de « quelque chose » de beaucoup plus grand qu’elles. Je pense en particulier au second principe, celui des objectifs. C’est le casse-tête du chef militaire qui souhaiterait avoir des objectifs politiques clairs, traduisibles en modes d’action, et qui regrette le flou des ordres qu’il reçoit. C’est, vu du politique, l’influence des militaires qui essayeraient de souffler leur propres objectifs. On retrouve encore et toujours ces frictions dont je parlais il y a quelques instants !

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Quoi qu’il en soit, ces principes ne suffisent pas pour produire de « bonnes décisions » parce qu’in fine, il faut toujours un « bon décideur ».

Le bon décideur est celui qui développe certaines qualités humaines, morales et managériales. Mais avant cela, c’est celui qui apprend à se connaître, à juger sa capacité de travail, sa résistance au stress, son endurance physique, ses convictions morales et éthiques.

Au plan des aptitudes humaines, le bon décideur est celui qui entraîne, celui qui anticipe, qui sait se projeter dans l’avenir, qui sait ce qu’il veut. Il doit être doté d’un bon esprit de synthèse ; c’est-à-dire savoir discerner, dans la somme des informations qui lui sont communiquées, l’essentiel de l’accessoire, ce qui est grave de ce qui est urgent et de ce qui est important. Il doit enfin être doué d’une certaine force de conviction : sa décision sera d’autant mieux appliquée qu’elle est comprise et partagée. Pour cela, il doit communiquer, savoir convaincre et faire adhérer, au-delà de ce qu’impose le seul rapport hiérarchique.

Au plan des qualités morales, le bon décideur mobilise un esprit de décision. Il est courageux : il sait à la fois trancher et attendre. Il est déterminé : s’il sait ou du moins s’il croit être dans le vrai, il poursuit dans la voie qu’il a choisie, malgré les obstacles. Il n’est pas obstiné, persévérant dans l’erreur en dépit du bon sens. Il est au contraire honnête intellectuellement, prêt à reconnaître qu’il a fait fausse route et souple, prêt à corriger la trajectoire. Il est dans tous les cas responsable, il assume pleinement les conséquences de ses choix.

Au plan des qualités managériales, le bon décideur est ouvert d’esprit. Il a bien sûr ses idées, mais il sait écouter et prendre en compte les avis et les recommandations des experts.

Cela suppose bien sûr qu’il connaisse ses collaborateurs, qu’il connaisse leurs caractères, leurs compétences, leur manière de réagir, qu’il sache ceux sur lesquels il peut vraiment compter et comment bien les utiliser.

Le bon décideur sait en effet déléguer : il ne prétend ni ne veut tout contrôler, il partage l’exercice des responsabilités. Il le fait à la fois pour optimiser les compétences de ses collaborateurs ou de ses subordonnés, mais aussi pour valoriser leur action : il sait qu’en faisant ainsi, il stimulera leur confiance, leur motivation et donc leur efficacité. Il sait aussi qu’il a une responsabilité à leur égard : les subordonnés d’aujourd’hui sont les chefs de demain !

En somme, le bon décideur est celui qui fixe le cap et donne du sens, qui utilise et développe la capacité d’initiative des subordonnés tout en l’encadrant : le partage de l’exercice des responsabilités ne disculpe jamais totalement le décideur !

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Ces « qualités » dont je viens de parler se développent au gré des expériences et par le travail personnel.

L’expérience est en effet un atout pour le décideur.

Elle élargit son « catalogue » personnel de situations de référence, catalogue dans lequel il pourra puiser pour rechercher la ou les meilleures analogies avec la situation présente : les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets, mais le « déjà vu » évite de retomber dans des erreurs grossières déjà commises. Le « déjà vu » et surtout le « déjà vécu » ! Lao Tseu le disait mieux que moi : « L’expérience est une lanterne que l’on porte dans son dos et qui éclaire le chemin parcouru. »

Ce catalogue des situations de référence, il peut venir de l’observation critique des autres, les plus anciens, les partenaires et les concurrents : qu’est-ce qui leur a permis de « gagner » ou de « perdre » ? Il peut aussi venir de mises en situation personnelles, en conditions réelles ou simulées. Et de manière générale, rien ne vaut le retour d’expérience !

Le travail personnel est également une manière privilégiée de développer ses compétences.

En commençant par les compétences « techniques », celles qui se rapportent au domaine d’activité de l’organisation : on est évidemment d’autant plus à l’aise pour décider que l’on sait de quoi l’on parle ! Cela suppose une connaissance large et sinon profonde, du moins interactive des dossiers, la connaissance de l’organisation dans laquelle on évolue, des acteurs qui décident, des processus décisionnels, etc.  

Mais ces connaissances d’expert doivent être complétées par des réflexions plus générales sur le management et la décision. Je pense ici aux échanges et aux lectures qui vous accompagneront tout au long de votre carrière de décideurs ! Gardez en tête cette fameuse citation du général de Gaulle : « La véritable école du commandement, c’est la culture générale ».

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En conclusion, je voudrais que vous reteniez 3 idées simples.

1ère idée : la question de la décision dans l’incertitude est une fausse question. L’incertitude est plus ou moins grande, plus ou moins maîtrisable mais elle est toujours là. C’est difficile à admettre dans notre monde utltra-rationnalisé, mais c’est ainsi !

2ème idée : les bonnes questions à se poser sont au nombre de 3 : la décision à prendre est-elle grave, urgente ou tout simplement importante ? Autrement dit, quels sont les enjeux, les contraintes de temps et les risques ? C’est la réponse à ces questions qui détermine le processus décisionnel à mettre en œuvre.

3ème idée : je vous ai décrit le « bon décideur ». J’aurais dû parler du décideur idéal ! Mais ce décideur idéal est à mes yeux celui que tout décideur doit s’efforcer de devenir. Les qualités à développer quoi qu’il arrive, j’en vois 3 : compétence, ouverture d’esprit et sens « politique ».

« Le chef victorieux crée les conditions de la victoire avant de prendre la moindre initiative. », disait Sun Tzu dans son 4ème chapitre de L’art de la guerre. Ces 3 qualités sont les clés de la bonne décision. Le reste vous sera donné de surcroît et, avec, la victoire.

Je vous remercie.


Sources : EMA
Droits : Ministère de la Défense